Il fut un temps où la fameuse clémentine ne quittait guère les étals des marchés de la Mitidja. Aujourd'hui, elle se fait rare et chère. Clémentine, un doux prénom, fruit du pays par excellence, à la chair juteuse, sucrée et parfumée, soleil au cœur de l'hiver, régal pour les sens, plaisir devenu inaccessible, cette année, à El-Affroun. Cent soixante dinars, c'est le prix qu'a atteint le kilo de clémentines locales, en ce mois de décembre, au cœur de la (naguère) riche plaine de la Mitidja. Dans les années 1970, un marchand ambulant avait coutume, durant toute la saison des agrumes, de traîner une petite charrette chargée de ce fruit, banal à l'époque, qu'il proposait, alors, à la criée : “khamsa kilou eb aachrin !” (sous-entendu “douros” — le douro équivalant, à l'époque, à 5 anciens francs ou, plus tard, à 5 centimes, 20 douros correspondaient, alors, à la pièce de 100 francs qui deviendra le nouveau franc, dès 1961, puis le dinar ; mais le douro subsistera longtemps dans les esprits puisqu'on continue, encore de nos jours, à compter, dans la langue orale, avec cette monnaie). Cinq kilogrammes pour un dinar, ce qui n'était, à l'époque, pas considéré comme le prix le plus bas. Bien souvent, contraint de brader le fruit pourtant savoureux, sans pépins, si parfumé, en ce temps-là, et à la peau si fine, ce marchand finissait par le céder à raison de 6, voire 7 kg pour un dinar. Née à la fin du XIXe siècle, à Misserghin (Oran), résultat du croisement de deux agrumes (le bigaradier et la mandarine) que réussit, au terme de travaux soutenus, un prêtre agronome de formation, la clémentine (du nom du père Clément) envahissait, dans les années 1950, les marchés du pays, de novembre à février. Les fermes en regorgeaient, alors, jusqu'à la fin des années 1970, ce qui avait pour conséquence directe sur les foyers, d'être, durant la pleine saison, littéralement inondés (à titre gracieux) de ce fruit très apprécié qui arrivait à maturité, dès le mois de novembre.Ni en jus, et encore moins en confiture ou en sorbet, la clémentine était consommée nature, et à l'envi. En sortant de l'école, les enfants vidaient littéralement les cageots de fruits (sans crainte d'être réprimandés) abandonnés dans les cours de chaque famille. Tout en jouant aux billes ou aux dominos, ils engloutissaient, l'un après l'autre, entier ou en quartier, ce fruit tombé du ciel. Les parties de jeu finies, ils se lançaient mutuellement les épluchures dont ils avaient fait de gros tas, chacun devant lui. Et c'était des cures journalières, des mines de vitamines qu'ils absorbaient, chaque hiver, gratuitement ou à très peu de frais (quand la provision était épuisée). À El-Affroun, comme dans toute la région, la profusion était valable pour les agrumes comme pour le raisin (aux variétés multiples) et bien d'autres fruits que l'on n'achetait pas. La famille, les amis, les voisins possédant des vergers, ou travaillant dans l'une des nombreuses fermes (ou encore comités de gestion) se débarrassaient naturellement des volumes importants dont ils ne savaient que faire. Tout El-Affroun (un village, à l'époque) profitait, ainsi, pleinement des fruits de saison. Plus tard, dans les années 1980, on achetait, dans les Souks El-Fellah, des filets de 5 ou 10 kg de clémentines, d'oranges ou de mandarines pour quelques dizaines de dinars. Deux fruits chétifs pour 30 DA Qu'en est-il aujourd'hui ? Il y a quelques jours, un trentenaire tendait 30 DA au jeune marchand qui se plaignait d'avoir réussi difficilement à se procurer le cageot de fruits rabougris (et dont on pouvait deviner l'acidité de la pulpe et son peu de jus), en lui demandant de lui en donner pour son argent. Il reçut deux clémentines chétives et à l'écorce moitié verte, moitié jaune. Le marchand les lui tendit et, sur le ton de la complaisance, lui lança un : “bon poids !”, ce qui signifiait : à perte, pour lui (le vendeur). Le lendemain, un vieil homme dépenaillé et, sans doute malade, s'attardait devant un cageot qu'il ne quittait pas des yeux. Il voulait juste une clémentine… Dans le même ordre d'idées, le mois dernier, une vieille femme en haïk, houspillée par le marchand, visiblement indisposé par cette présence gênante, s'acharnait de ses doigts tremblants et décharnés, à enlever, un à un, des grains de raisin restés au fond d'une cagette vide. Le raisin aux petits grains et aux gros pépins ne coûtait miraculeusement, ce jour-là, que 30 DA le kilo… Même prix pour la tomate, à la fin du Ramadhan. Là, ce sont deux jeunes gens, jeans propres et baskets aux pieds, qui n'avaient pas hésité à prélever d'une cagette abandonnée aux pieds des acheteurs, et en les retournant l'une après l'autre, les petites tomates en bon état qu'ils pouvaient emporter. Mal à l'aise, tête baissée, ils s'excusaient timidement auprès du client qu'ils avaient frôlé ou gêné. Pouvoir d'achat amenuisé, bas, mais aussi insuffisance, dans le cas des fruits, notamment. On n'achète plus, en général, aujourd'hui, qu'un kilo, deux, maximum, de clémentines à la fois, tant elles sont devenues chères. On achète, aussi, par livre, juste pour calmer une envie trop forte. Le résultat n'est pas toujours à la hauteur de l'espérance. Tout le monde — quinquagénaires et plus — s'accorde à dire que les clémentines ne sont plus aussi douces et aussi belles qu'avant. La déception est courante et le malaise général, avec la conviction que le temps de la profusion et de la qualité en matière de production de fruits et légumes est, à jamais, révolu, perdu. Agrumes saccagés, mis à mal, Mitidja amputée de ses beaux vergers avec l'arrachage massif de plantations et un bitumage effréné, maladies (virales, notamment) qui menacent les arbres jusqu'au dépérissement complet des végétaux (arbres) atteints et diminution de la production sur les plans qualitatif (fruits petits, déformés, peau nécrosée, grumeleuse…) et quantitatif, faiblesse des systèmes de lutte contre les maladies et autres ravageurs (parasites responsables de nombreux dégâts), forte hausse du prix des semences et produits de traitement, faiblesse des précipitations et insuffisance en matière d'irrigation, vieillissement des vergers, mais encore insuffisance (voire rareté) des bonnes pratiques en agriculture assurées dans les années post-indépendance, par une main-d'œuvre au savoir-faire infaillible…Autant de facteurs qui expliquent le désastre et, son corollaire, la hausse des prix à la production. La wilaya de Blida, de vocation agrumicole par excellence, avec son chef-lieu (Blida) déjà célèbre pour ses orangeraies, au moment de l'arrivée des Français (les Arabes ayant introduit, en Algérie, au début du XVIIIe siècle, le bigaradier et le citronnier), assiste, aujourd'hui, impuissante, à la déconfiture qu'elle a subie progressivement. Un programme de plantation d'arbres nouveaux, des efforts, à différents niveaux, de la part des agrumiculteurs de la wilaya de Blida qui se sont soldés par une hausse de production de 15%, selon un bilan officiel… Il reste qu'en pleine saison, cet hiver, la clémentine a atteint le prix de 160 DA, la Thomson, 140 et 160 DA. Une gourmandise qui devient un luxe que de moins en moins de familles peuvent, encore, se permettre. Quel prix coûteront les agrumes du pays dans les années à venir ? Ceux qui nous viennent d'ailleurs, traités, peu goûteux, voire fades, suscitent peu d'intérêt chez le consommateur qui a connu la bonne et vraie saveur de ces fruits. Outre leur qualité, ils avaient, aussi, le goût des veillées au coin du feu et le parfum de cette explosion joyeuse de senteurs vitaminées quand les épluchures étaient jetées dans le poêle à bois, la cheminée ou le kanoun…