Le visiteur qui traverse, pour la première fois, cette paisible bourgade de la plaine des Borgias continue d'être frappé par les alignements sans fin des bigaradiers qu'un maire pied-noir avait décidé, fort judicieusement, de planter des deux côtés de l'avenue principale. Un véritable symbole de cette plaine autrefois florissante et qui offrait, notamment au visiteur non averti, l'impression d'un éden retrouvé où poussent en toutes saisons ces fruits aux couleurs bien chatoyantes pour faire oublier que le fruit à l'intérieur est d'une amertume délicieuse pour un palais averti. En effet, lorsqu'elles sont bien mûres, les baies du bigaradiers donnent une succulente marmelade. Pour l'inventeur du concept, il s'agissait surtout de donner l'illusion que la région avait une réelle vocation agrumicole perpétuelle alors que ses multiples variétés de clémentines, de doubles fines et de navels disparaissaient aussi rapidement du marché qu'elles y entraient. Et pour cause, dans ce domaine très particulier de la petite famille des citrus, ceux produits à Bouguirat étaient sans doute des plus délicieux. Curiosité culinaire et exotisme Tirant profit d'un climat très chaud l'été et doux à en rougir l'hiver, elles prenaient allégrement plaisir à se gorger d'une eau jadis abondante et de se gaver d'un ensoleillement quasi perpétuel. Arrivant à maturité avant toutes les autres, les clémentines sans pépins, au goût muscade prononcé, faisaient une sacrée concurrence à celles de Misserghine - le berceau de cette variété mise au point par le père Clément -, de Mohammadia ou de Relizane. Leur succédant, les navels, tout autant dépourvues de pépins que leurs petites sœurs, prenaient un malin plaisir à ne jamais passer l'hiver sans avoir fait une bonne provision de sucres. Ce qui les mettaient sur le marché français à la veille de Noël, constituant ainsi une véritable curiosité culinaire qui ne manquait pas d'exotisme parce que plus tardives, les doubles fines annoncent un printemps précoce. Fortement concurrencées par les oranges et autres mandarines des autres régions agrumicoles, elles se faisaient parfois distancées. Mais ce serait mal les connaître que de les négliger. Profitant sans retenue du soleil printanier qui fait penser à l'été alors que mars est à peine entamé, elles prennent le temps de se faire une véritable beauté tout en arômes. Pendant que les fleurs de la saison prochaine embaument la campagne, ces fruits oblongs transforment lentement leurs sucres en senteurs multiples. Bouguirat pleure ses orangers Décidées à séduire les plus récalcitrants, elles finiront sur les meilleures tables. Consommées fraîches ou transformées en jus, elles laisseront un goût des plus subtils. Les fades « Valencia late » (tardives), destinées initialement à ne produire que du jus, elles n'en feront qu'une bouchée. Mais ces somptueuses orangeraies, dont les fruits étaient considérés comme étant les plus savoureux des agrumes, ont entamé un véritable déclin. Avec l'avènement de la plasticulture et des cultures maraîchères, notamment la pomme de terre et surtout les pastèques - moins onéreuses et plus lucratives, mais aussi très gourmandes en eau -, l'agrumiculture allait ostensiblement péricliter. Alors que jusqu'aux années 70, la plaine était assise sur un véritable matelas d'une eau si douce et si abondante que des poissons se reproduisaient allègrement à travers les alignements d'orangers, la rareté de l'eau commençait à se faire sentir. Très rapidement les sources qui faisaient la richesse et la fierté de la région s'asséchaient les unes après les autres. Aujourd'hui, plusieurs douars sont contraints d'attendre une hypothétique citerne communale. Les nombreux vergers d'agrumes qu'entrecoupaient d'inébranlables grenadiers - vestiges des temps immémoriaux - continuent de s'asphyxier à petit feu. Les irrigations devenant de plus en plus espacées, le nombre de puits dépasserait les 700 sur un espace de 5 000 hectares, les orangers seront les premiers à en subir le contrecoup. Très sensibles à la moindre soif, ils n'ont d'autres issues que le suicide collectif. Traverser ces vergers aux allures lunaires qui rappellent l'opulence d'antan devient un véritable chemin de croix. L'écorce écartelée, les feuilles rabougries, les fleurs parcimonieuses et les fruits aléatoires et malingres, tel est le spectacle qu'offre désormais la plaine de Bouguirat. Seules quelques exploitations privées continuent de perpétuer au prix de mille efforts cette culture qui fit la richesse du terroir. Bouguirat n'en finit plus de pleurer ses orangers et ses grenadiers - les fameux sefri garantis sans pépins et sans reproches -, célèbres dans toute la Méditerranée et certainement au-delà. Avec la rareté de l'eau, les nouvelles plantations ne seront plus autorisées. En visite dans la région en juillet 2003, Abdelmadjid Attar, alors ministre des Ressources en eau, ne cachait pas son désappointement devant un fellah qui réclamait juste un peu d'eau pour sa jeune plantation. L'espoir viendrait probablement de la mise en chantier du MAO, dont le financement tarde à trouver un quelconque bailleur de fonds. En effet, la récupération des eaux du Cheliff devrait faire baisser la tension sur les eaux souterraines du plateau qui pourraient à nouveau servir à revigorer l'agriculture. Bouguirat et sa région retrouveraient alors leur luxuriance perdue, à l'abri des alignements sans fin que seuls les orangers sont capables d'offrir.