L'on ne peut s'appliquer à dresser un bilan des vingt premières années de la liberté de la presse dans le pays, sans revenir au contexte historique ayant prévalu à la naissance de la loi n°90-07 du 3 avril 1990 relative à l'information. Ce bref rappel s'impose pour mieux appréhender l'économie et les limites imposées volontairement à ce texte : 1) Cette loi supposée être le socle de la liberté d'expression en Algérie s'inscrivait alors dans le cadre des réformes initiées par le gouvernement de Mouloud Hamrouche pour préparer une transition démocratique rendue nécessaire par le soulèvement d'Octobre 1988 ; évènements ayant sonné le glas d'un système de parti unique, qui s'est avéré incapable de contenir la revendication sociale et inapte à répondre aux aspirations légitimes de liberté qu'exprimait le peuple. 2) À sa naissance, ce texte souffrait déjà des contraintes du contexte de l'époque qui, tout en cédant à la volonté d'ouverture, imposait en même temps des frontières sûres à l'exercice de la liberté d'expression. À ce titre, tout en concédant la liberté d'édition au profit de la presse écrite, la loi sur l'information soumet, par contre, le secteur de l'audiovisuel au régime de l'autorisation préalable relevant des prérogatives d'un éphémère conseil supérieur de l'information, dont la disparition probablement provoquée, ou heureusement souhaitée, réglait définitivement le sort à toute tentative d'élargir la liberté d'expression aux médias lourds. En dépit de ses limites, ce texte a permis l'émergence d'une presse écrite qui a immédiatement occupé l'espace démocratique en se positionnant comme le véritable leader d'opinion et en faisant découvrir à la société les bienfaits de l'exercice des libertés avec tout ce qu'elles peuvent charrier comme possibilités d'expression de critique et de contestation. 3) Pour ce qui concerne la presse écrite, il convient de relever que cette loi autorisait, tout à ses débuts, la libre création d'organes de presse par le simple dépôt d'une déclaration préalable auprès du procureur de la République territorialement compétent, qui est tenu de délivrer, sur-le-champ, un récépissé au directeur de publication. Ce récépissé n'est ni un agrément, encore moins un titre de propriété. Cette liberté d'édition consacrée par l'article 14 de la loi sur l'information n'aura pas longtemps survécu à cause de l'instauration du régime de l'autorisation préalable initiée par le ministère de la Justice. Cette mesure, prise en flagrante violation des dispositions précitées de ladite loi, mit un sérieux frein à la liberté d'édition qui relèvera désormais des prérogatives de censure de la chancellerie. 4) Sur le plan de la répression des crimes et délits de presse, ce texte, que la corporation qualifie à juste titre de “code pénal bis”, prévoit 5 infractions criminelles telles que les crimes de provocation et les atteintes à la sûreté de l'Etat et pas moins de 17 délits dont les plus importants, eu égard à la sévérité de la sanction – 2 à 5 années d'emprisonnement – sont liés à la réception de fonds publics ou privés, au prête-nom au propriétaire du journal et à la distribution par câbles d'émissions radiophoniques sonores et télévisuelles ainsi que l'utilisation des fréquences radiophoniques. Les premières applications de la loi sur l'information ont donné lieu à deux poursuites criminelles à l'encontre des journalistes de la presse indépendante : La première concerne le journal Al Khabar, dont le directeur de publication Mohamed Sellami, et deux de ses journalistes, Abdelhakim Belbaki et Zaïdi Sekia, font l'objet, en janvier 1992, d'une inculpation criminelle pour atteinte à la sûreté de l'Etat, conformément à l'article 86 de cette loi… pour avoir publié un communiqué de l'ex-parti du FIS. Libérés après un bref séjour à la prison Serkadji, ces journalistes seront renvoyés par-devant le tribunal criminel relevant de la cour d'Alger qui ordonne leur acquittement en vertu d'un jugement du 07 juillet 1997. La seconde poursuite concerne le quotidien El Watan qui, pour avoir donné une information, en janvier 1993, sur l'assassinat de cinq gendarmes à Kasr El-Hiran (wilaya de Laghouat) par un groupe de terroristes, voit son directeur de publication, Omar Belhouchet, et cinq journalistes de la publication poursuivis du chef d'inculpation de diffusion d'informations comportant un secret défense, conformément à l'article 88 de ladite loi. Ils subissent le même sort d'incarcération que leurs collègues d'Al Khabar. Cette poursuite aura duré plus d'une décennie pour aboutir, en fin de compte, et après correctionnalisation des faits, à la simple relaxe des journalistes. En contrepartie de ce lourd dispositif répressif, la loi n'accorde… qu'une seule et unique protection de l'activité journalistique, selon laquelle l'auteur d'une offense ou menace commise à l'encontre d'un journaliste est puni d'un emprisonnement de dix (10) jours à deux (02) mois d'emprisonnement. À cet égard, il convient de souligner les multiples agressions dont sont victimes les journalistes dans l'exercice de leur métier. L'illustration la plus significative et la plus malheureuse reste indéniablement le cas de Beliardouh qui a été poussé directement au suicide du fait des menaces de mort et des multiples humiliations subies lors de sa séquestration par un certain Guerboussi, président de la Chambre de commerce de l'époque, et qui n'avait pas toléré la teneur des articles du défunt journaliste au sujet de ses spécieuses activités. 5) Sur le plan des procédures de poursuites pénales contre les journalistes, cette loi est dépourvue de toute protection telle que l'exception de vérité ou la bonne foi ; autant de faits justificatifs dont pourraient se prévaloir les journalistes pour assurer leur défense et soutenir la véracité des allégations et imputations de leurs écrits. L'absence de ces protections minimales, consacrées par ailleurs par toutes les législations libérales sur la liberté d'expression, prive le journaliste algérien des moyens d'apporter la preuve des faits qui lui sont reprochés. Les documents et justificatifs en sa possession ne lui seront pas d'un meilleur secours. L'exemple qui exprime le plus cette anomalie est, incontestablement, le procès opposant le quotidien El Watan à la Télévision algérienne et à l'animateur Abdehafid Derradji. Ces derniers ont assigné le directeur de cette publication pour avoir dénoncé, dans un article publié en février 1999, l'irrégularité des procédures publicitaires dont bénéficiait spécialement un opérateur économique, et dont la marque de son produit était affichée durant toute l'émission sportive. Mieux encore, l'animateur est allé jusqu'à consommer le produit au cours de cette émission. La production, au cours des débats, d'une lettre émanant de l'ancien ministre de la Culture et de la Communication, en exercice à l'époque des faits, selon laquelle l'information est vraie n'a pas été d'un secours pour le directeur de publication puisqu'il a été condamné. C'est dire la difficulté de l'exercice de l'activité journalistique qui, en l'absence de ces protections et garanties légales, devient un métier à haut risque pénal. Par ailleurs, la loi sur l'information n'offre aucune protection spécifique quant aux conditions d'exercice de l'action publique en matière de délits de presse, tels que la plainte préalable, la nécessité de l'articulation des faits dans le réquisitoire introductif du parquet ou les délais de prescription. Beaucoup de plaintes sont engagées plusieurs mois après la date de parution de l'article incriminé. La longueur des délais de prescription – trois ans au lieu de trois mois dans la plupart des pays – pénalise, en effet, les organes de presse qui sont tenus de conserver leurs moyens de preuve tout au long de cette période. 6) À l'appui du caractère répressif de cette loi, le législateur a préféré maintenir dans le corps du code pénal les délits de diffamation et d'injure. Le but étant de faire de ces infractions des délits de droit commun et de leurs auteurs – directeurs de publication et journalistes –, de vulgaires délinquants. Il y a lieu de relever que les poursuites engagées par les particuliers contre les organes de presse se fondent, pour la qualification des faits, sur le code pénal pour ce qui concerne la diffamation et sur les dispositions de l'article 41 du code de l'information pour situer la responsabilité pénale de l'auteur de l'écrit incriminé. Mais lorsqu'il s'agit d'un ministre ou d'un haut dignitaire de l'Etat, on prend soin de privilégier la fameuse inculpation d'“outrage à corps constitués” en raison du rang social du plaignant et surtout de la sévérité de la sanction à administrer – deux (02) années d'emprisonnement au lieu de six (06) mois pour la diffamation. Même la sœur d'un haut cadre de l'administration avait bénéficié, de la part du ministère public, de ce privilège de qualification à l'effet de renvoyer un journaliste par-devant le tribunal correctionnel au titre de cet abus d'inculpation d'outrage à corps constitués. Il va sans dire que le corps constitué ne peut être une personne physique. Ce corps s'identifie à toute institution jouissant d'un organe délibérant tel que l'Assemblée nationale, le Sénat, l'université… 7) Alors qu'elle ne cessait de payer un lourd tribut pour son combat contre le terrorisme – plus de 80 journalistes assassinés –, la corporation devait subir, à partir de l'année 1995, un autre défi, celui de la recrudescence des poursuites initiées par le parquet au profit des ministères et autres administrations publiques dans le but d'étouffer les révélations faites par la presse à propos des affaires de corruption, de malversation et de détournement de deniers publics. Les pouvoirs publics étaient manifestement irrités par l'intérêt croissant que portait la presse privée aux questions liées à l'administration de la chose publique, à la gestion des biens de la collectivité et à l'organisation du pouvoir politique. Pour preuve, un simple billet paru, le 4 décembre 1995, dans le Radar du quotidien Liberté à propos d'une éventuelle promotion du général Betchine comme ministre de la Défense, allait coûter très cher à son directeur de publication, Abrous Outoudert. Arrêté au pied de l'avion en compagnie de son rédacteur en chef Hacène Ouandjeli, avant d'être auditionnés longuement par la Police judiciaire à propos des tenants et des aboutissants de cette information, les deux journalistes sont présentés au magistrat instructeur. Abrous est mis sous mandat de dépôt et incarcéré à Serkadji. Un formidable élan de solidarité ponctué par un cinglant éditorial de Omar Belhouchet intitulé “Libérez Abrous” mit fin au calvaire de ce dernier… à la faveur d'une condamnation de trois mois d'emprisonnement avec sursis. 8) Les délits de presse connaîtront une sérieuse évolution à travers les amendements apportés au code pénal par la loi n°01-09 du 26 juin 2001. Ces infractions, qui relèveront désormais des délits contre l'ordre public, seront sévèrement sanctionnées tant au plan de la qualification et de la responsabilité pénale qu'au plan de l'aggravation de la peine. Au plan de la qualification pénale, ces amendements introduisent l'outrage comme nouvelle incrimination relevant de la catégorie des délits de presse et dont le principal critère et dénominateur commun est la publicité. À ce titre, il y a lieu de préciser que l'outrage s'en distingue justement par l'absence de publicité. Dans la diffamation, le journaliste s'adresse au public et plus précisément à ses lecteurs, alors que dans l'outrage, l'auteur s'adresse directement à la victime. En consacrant cette infraction parmi les délits de presse, ces amendements visent, à travers cette incrimination, à sacraliser l'autorité publique afin de la mettre à l'abri de toute critique de la presse et à prévenir toute immixtion ou droit de regard sur la gouvernance de la cité. Contrairement aux délits de presse tels que la diffamation ou l'injure qui n'emportent qu'une peine de 6 mois tout au plus, l'infraction de l'outrage sanctionne lourdement le journaliste qui pourrait être condamné à deux années d'emprisonnement ferme. Au plan de la responsabilité pénale, ces amendements impliquent le rédacteur en chef. En tant que coordinateur technique du travail journalistique, ce dernier devient également comptable pénalement de la publication de l'écrit. Cette extension de responsabilité vise en fait à bousculer la hiérarchie fonctionnelle au niveau du journal et à perturber l'autorité du directeur du journal, qui n'aura plus, en termes de prérogatives de publication, à décider seul du sort de l'article. D'autre part, ces amendements, pour mieux marquer leur caractère répressif à l'égard des délits de presse, ne s'embarrassent d'aucun préjugé à l'égard de l'exigence de la cohérence des normes que le législateur est tenu de préserver pour assurer l'harmonie du droit et la rigueur des situations juridiques. Ces amendements créent en effet une nouvelle catégorie juridique ; la publication, à laquelle ils donnent vie et personnalité. Ils font ainsi de la publication, c'est-à-dire le journal pris dans son élément le plus matériel (le papier), un sujet de droit devant rendre compte à la loi. À ce titre, l'article 144 bis du code pénal condamne la publication à une amende de 500 000 DA à 5 000 000 DA lorsque l'infraction est commise par voie de presse. Par ailleurs, il convient de signaler que ces mesures d'aggravation des sanctions pénales à l'encontre de la corporation s'expliquent par la volonté des pouvoirs publics de museler une presse à la fois frondeuse et critique, tout particulièrement à l'égard des méthodes de gouvernance et des formes de gestion des biens de la collectivité. 9) Ainsi accompli et mis en place, ce dispositif de répression allait prouver son entière efficacité à mater la corporation à l'occasion des plaintes initiées par différentes administrations telles que le ministère de la Défense nationale et le ministère de l'Intérieur. Cette répression sera plus dure et plus soutenue à l'égard des journalistes et des organes de presse n'ayant pas soutenu la candidature du président Bouteflika pour un second mandat. Pas moins de 30 poursuites furent engagées d'office par le ministère public pour offense au chef de l'Etat. Elles étaient dirigées, tout particulièrement, contre le collectif rédactionnel du Soir d'Algérie dirigé par Fouad Boughanem, le caricaturiste Ali Dilem et le directeur de publication de Liberté, ainsi que Mohamed Benchicou, directeur de publication du Matin. Ces poursuites aboutiront, bien évidemment, à de sévères condamnations et à de lourdes amendes. Ces campagnes de harcèlement judiciaire, au-delà de l'élan de solidarité qu'elles avaient suscité de la part de la société civile, ont fait l'objet d'une résistance soutenue de la part de la corporation et tout particulièrement les journalistes de la presse indépendante qui ont décidé d'un commun accord de ne pas déférer aux convocations de la police judiciaire ordonnées par le ministère public. La corporation considère à juste titre que cette mesure, qui consiste à soumettre l'écrit journalistique à l'enquête judiciaire dont les misions ont trait à la constatation de l'infraction, à rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs, est injustifiée compte tenu du fait que l'article est publié et son signataire connu. En vingt ans d'existence, la presse algérienne, qui a mené inlassablement un combat contre l'intégrisme et qui continue à livrer une âpre bataille contre la corruption, les malversations et les détournements de deniers publics mérite, à l'évidence, un meilleur sort et une attention particulière de la part des pouvoirs publics, notamment en matière d'accès du journaliste à l'information. Elle reste, en ces temps difficiles et d'ostracisme politique, l'unique et seul refuge de liberté dans le pays. Me K. B.