Cet expert, 53 ans, est président du Collège national des experts architectes, créé en 1991, et consultant à l'Ecole polytechnique de Turin. Dans cet entretien (lire la première partie dans notre précédente édition), il dresse un sévère réquisitoire contre les pouvoirs publics sur la façon dont sont menés les travaux de réhabilitation des constructions endommagées par le séisme du 21 mai dernier et dénonce l'absence d'un code de la construction. Il prévient des dangers d'une reconstruction dans l'urgence en avertissant : “Nous sommes en train de reproduire les mêmes erreurs !” Liberté : Certains entrepreneurs se plaignent de ce que l'Etat soit mauvais payeur. Des bureaux d'études se passent des ingénieurs, faute de moyens financiers… Dr Abdelhamid Boudaoud : C'est très juste, et je vais vous dire pourquoi. Ce n'est pas l'Etat qui est mauvais payeur. L'Etat a mis le portefeuille. Ce sont les maîtres d'ouvrage qui lésinent sur les moyens et qui payent chichement les bureaux d'études. Du coup, ceux-ci font travailler des ingénieurs au noir. En France et même chez nos voisins, les bureaux d'études sont grassement payés et perçoivent jusqu'à 16% d'honoraires. Chez nous, il y a une telle déconsidération de la substance grise. Pour revenir aux entreprises impayées, la réglementation est claire. Il y a un décret présidentiel, le décret n°02/250 du 24 juillet 2002 relatif aux marchés publics, qui dit clairement que passés 30 jours, l'entreprise lésée perçoit des intérêts moratoires et 2% d'indemnités pour chaque jour de retard. Les pouvoirs publics invoquent l'urgence. Le social accule les politiques. Les responsables disent qu'on ne peut pas attendre que les études de microzonation soient terminées pour entamer les travaux de confortement et de reconstruction… A. B. : Je persiste et je signe : si on poursuit les travaux de réhabilitation et de confortement comme on est en train de le faire, un jour, ce sera l'hécatombe. Il ne faut pas oublier qu'Alger est très exposée au risque sismique. Nous aurions dû entamer les travaux de restauration du parc vétuste il y a longtemps, quand nous étions à l'aise. Pour cela, il aurait fallu conserver l'enveloppe de l'ancien bâti et l'habiller de l'intérieur. Pour ce qui est de l'impératif social et l'argument de l'urgence, moi je dis qu'il faut d'abord un vrai recensement de nos besoins en logements, ce qui n'a jamais été fait d'une façon sérieuse. Faites une petite enquête autour de vous et vous allez voir combien il y a de logements inoccupés. Dans les cités, pour cinq logements occupés, vous en avez cinq de vides. Des immeubles entiers sont occupés à 50%. Il suffit de rationaliser l'exploitation de ce parc vacant en le versant dans le locatif. Pour cela, il faut que la justice rassure les propriétaires. Il faut aussi défiscaliser l'immobilier pour établir des rapports de confiance entre les propriétaires et l'Etat. Nous avons un parc locatif potentiel extraordinaire. Il faut aussi rétablir l'équilibre ville-campagne et donner à la campagne les accessoires nécessaires à son épanouissement. Il faut lancer un vrai débat national sur l'urbanisme. Vous parlez d'urgence. L'urgence, c'est d'entamer des études de microzonation précises, au lieu de procéder au coup par coup, au gré des catastrophes. On a classé arbitrairement Alger et Boumerdès en zone 3 après le 21 mai. Au Japon, après le terrible séisme de Kobé, il a fallu une année de travail et plus de 10 000 chercheurs pour modifier leur code parasismique. Moi je me pose la question : sur quelle base sommes-nous en train de conforter et selon quelles normes ? Au train où vont les choses, avec une forte réplique, ce sera la catastrophe. Il faut s'attendre à un séisme à Alger, et si on ne se prépare pas, ce sera la ruine ! Qu'est-ce qu'on attend pour restaurer les quartiers vétustes de Belcourt, de Birkhadem, de Bab El-Oued, d'El-Harrach ? Et puis, je ne comprends pas pourquoi l'AADL a pris tous les projets de location-vente. L'AADL est devenue la division 1 et l'OPGI la division 2. Il faut établir des cahiers des charges pointilleux et ouvrir le champ au privé, après avoir conçu un code de la construction, un code de l'urbanisme et un code de l'architecture. Il faut associer le plus grand nombre de techniciens et il faut multiplier les laboratoires de contrôle privés sur chantier. C'est le moment ou jamais d'investir. Or, nous constatons une rupture entre l'exécutif et le technique, comme si architectes et ingénieurs ne faisaient pas partie du secteur de l'habitat. Bouteflika a promis de reloger tous les sinistrés avant l'hiver. Vous semblez sceptique… A. B. : Absolument. L'histoire des chalets est une grosse supercherie. On a menti à Bouteflika. Quand j'entends que 10 000 chalets vont être livrés en décembre, je souris. Moi je dis qu'il faut être honnête avec les citoyens. Mieux vaut prendre une douche froide en été qu'un verre glacé en hiver, au risque de choper une angine. À Corso, il y a 188 chalets dont on nous dit à chaque fois qu'ils seront livrés en juillet, ils seront livrés en août. Le plus grave, c'est qu'ils n'ont même pas prévu une bâche à eau et un poste d'incendie dans ces sites. Pourtant, la réglementation prévoit qu'il y ait une bâche de 120 m3 pour 50 chalets. Si demain il y a un incendie, bonjour les dégâts ! Et puis, ce sont des cabines de 36 à 38 m2. Quelle est la famille algérienne qui va entrer dans ces boîtes d'allumettes ? Les chalets, c'est le provisoire qui dure. Nous l'avons vu à Chlef. Il y a des gens dans les chalets à ce jour. Enfin, il y a un sérieux problème qui se pose : même à supposer que ces 10 000 chalets seront prêts à temps, comment va-t-on les transporter quand on sait qu'il faut un camion par chalet ? Combien de camions faudra-t-il mobiliser ? Il faudrait une flotte entière. Vous imaginez les problèmes de circulation que cela va générer ? Quelle est la solution alors, selon vous, Dr Boudaoud ? A. B. : Il aurait été judicieux d'être sincère avec les gens. Pour revenir au rapport Aktouf qui avait parlé de la révision des plans Orsec, comment expliquer qu'après tant de séismes, nous ne disposons toujours pas d'un stock de tentes et de cabines sahariennes, sachant que de Annaba à Ghazaouet, toute la zone nord du pays est exposée au risque sismique. On va reloger les gens “b'el-ghaïta” peut-être ? C'est de la négligence criminelle. On ne peut pas arrêter le massacre ? A. B. : Bien sûr que si. À condition d'être à l'écoute. En écoutant, on économise, on épargne, on construit. Quand je pense que, dans mon pays, il n'y a aucun architecte célèbre qui ait laissé son nom ! Nous sommes l'unique pays au monde qui n'a pas d'architecte célèbre. Voilà qui résume toute l'idée que l'on se fait de l'urbanisme dans ce pays ! M. B.