Cet expert, 53 ans, est président du Collège national des experts architectes créé en 1991 et consultant à l'Ecole polytechnique de Turin. Dans cet entretien, il dresse un sévère réquisitoire contre les pouvoirs publics sur la façon dont sont menés les travaux de réhabilitation des constructions endommagées par le séisme du 21 mai dernier et dénonce l'absence d'un code de la construction. Il prévient des dangers d'une reconstruction dans l'urgence en avertissant : “Nous sommes en train de reproduire les mêmes erreurs !” Liberté : Un immeuble s'est effondré avant-hier à Belcourt des suites d'une mauvaise maîtrise du travail de démolition. Vous aviez prévu cet incident. Qu'est-ce que vous avez constaté dans ce genre d'opération ? Dr Abdelhamid Boudaoud : Effectivement, ce genre d'incident est malheureusement inévitable vu la façon dont ces opérations se font. Trois jours auparavant, j'étais passé dans ce quartier, au 157, rue Mohamed-Belouizdad, et j'ai constaté que l'entrepreneur utilisait un compresseur. Or, les compresseurs produisent des vibrations, et l'ennemi d'une construction fragile, ce sont les vibrations. D'ailleurs, il convient d'attirer l'attention sur le fait que la proximité de certains immeubles de la voie de chemin de fer est un danger en soi si l'on tient compte des vibrations produites par les trains. Ce qui m'a scandalisé, par ailleurs, c'est que ces entreprises de démolition travaillent sans architecte et sans ingénieur. Pourtant, les opérations de destruction sont plus délicates que les opérations de construction, surtout pour les immeubles enclavés comme c'est le cas à Alger. Je dois signaler aussi qu'au 86, rue Mohamed-Belouizdad, des familles ont regagné leurs domiciles et elles sont en danger de mort. Ces familles ne voulaient pas être casées loin de chez elles. Or, nous avons recommandé que les familles délogées ne doivent pas être déplacées à plus de 500 m de leurs logements d'origine. À votre avis, ce genre d'incident risque-t-il de se reproduire ? A. B. : Absolument ! Le comble, c'est que ces entreprises travaillent sans contrat et sans assurance. Pourtant, il y a mort d'homme. L'entrepreneur Sebti est d'ailleurs en droit d'attaquer le maître d'ouvrage délégué, en l'occurrence l'Ofares, en justice. Les maîtres d'ouvrage à Alger et à Boumerdès n'ont même pas été capables d'établir des marchés types pour les entrepreneurs. Le wali-délégué et le P/APC disent : “Nous allons ouvrir une enquête.” Comment ça, ils ouvrent une enquête ? Tout le monde était au courant que le procédé utilisé pour démolir n'était pas adéquat. Le wali-délégué, le maire de Sidi M'hamed et le subdivisionnaire chargé de la construction devraient tous démissionner ! Et s'il y a un architecte qui a cautionné cela, il doit être radié ! Dans plusieurs villes touchées par le séisme, les travaux de reconstruction patinent. À quoi est-ce dû ? A. B. : C'est une catastrophe. Les travaux de confortement sont menés n'importe comment. Le professeur Abdelkrim Chelghoum du CGS n'arrête pas de crier halte au massacre ! Il appelle à juste titre à n'engager que des entreprises balaises et à réaliser des simulations avant de commencer à construire. Pour les entreprises, ces marchés sont une aubaine, une tarte à se partager. Nous avons interpellé le président de la République. Hélas, dans son entourage, on n'écoute pas les vrais techniciens ! Le 9 juillet dernier, il y avait une réunion entre le wali-délégué de Sidi M'hamed et les maîtres d'ouvrage, les bureaux d'études et les entrepreneurs. J'étais présent à cette réunion et j'ai été choqué de voir de quelle façon les marchés étaient distribués. On se croirait dans un souk. Le wali-délégué disait : “Allez, toi, tu prends 25 bâtiments.” Je me suis énervé et j'ai dit que ce n'est pas comme cela que les choses devraient se faire. J'ai dit qu'il fallait sélectionner pour voir la capacité des entreprises et leurs effectifs, et surtout leur bagage. Ce n'est pas n'importe quelle entreprise qui est capable de mener des travaux de confortement. À ce train, avec une forte réplique, tout ce qu'on a retapé va s'effriter. Le wali-délégué m'a rétorqué qu'il devait reloger les sinistrés en septembre. Moi je dis que reloger les gens dans l'urgence peut avoir des conséquences désastreuses. On risque de bâcler le travail et construire des immeubles qui ne résisteraient pas à une forte secousse. Regardez ce qui se fait à Verte-Rive, du côté de Bordj El-Kiffan. Ils sont en train de reprendre les mêmes erreurs. Pourtant, le RPA 99 n'autorise pas les porte-à-faux. Les maîtres d'ouvrage ne respectent pas les normes de construction. Un cabinet américain aurait, semble-t-il, dès 2001, attiré l'attention du gouvernement algérien sur une accélération de l'activité sismique au nord du pays en exhortant les autorités algériennes à prendre les mesures adéquates en termes de constructions parasismiques, notamment à Alger… A. B. : Moi j'irai plus loin encore ! Dès le séisme de 1980, où j'ai été impliqué puisque c'est moi qui ai conçu le projet de la nouvelle-ville, il y a eu des recommandations très intéressantes dans ce sens. Il y avait le fameux rapport Aktouf, du nom du wali de Chlef de l'époque. Un rapport de 1 000 pages. Un semi-remorque ne suffirait pas pour transporter ce document qui était vraiment on ne peut plus complet. En 1984, il y avait une conférence sur la microzonation sismique qui s'était tenue du 10 au 12 octobre 1984. Cette conférence avait regroupé les sommités scientifiques mondiales de l'époque, des gens qui ont fait les séismes de Mexico, d'Italie, de Yougoslavie, de Kobé, et même Hiroshima après son bombardement à l'arme nucléaire. Les conclusions de ces conférences, étalées sur deux tomes, ont été données à toutes les institutions concernées : ministère de l'Habitat, ministère de l'Intérieur, CTC, présidence de la République. Ces deux documents resteront lettre morte. Décidément, nous ne sommes pas de bons élèves, nous refaisons les mêmes bêtises ! En 1999, le Chef du gouvernement de l'époque, Smaïl Hamdani, avait transmis aux instances concernées une instruction relative au respect de la réglementation sismique et parasismique dans le domaine de la construction, comme le confirme la revue éditée par le ministère de l'Habitat, Habitat et Construction, dans son édition de septembre-octobre 1999. Dans cette même revue, on peut lire : “Le ministère de l'Habitat est chargé d'assurer, de la manière la plus rigoureuse, le suivi et la coordination de la mise en œuvre de ces mesures et devrait faire parvenir, trimestriellement, au Chef du gouvernement, un rapport circonstanciel détaillé y afférent.” Ces instructions n'ont jamais été respectées ! Justement, le ministère de l'Habitat contrôle-t-il comme il se doit la situation ? A. B. : Jamais ! Le ministère de l'Habitat, qui est le plus grand promoteur et le plus grand maître d'ouvrage, ne contrôle rien du tout. C'est une grosse comptabilité, sans plus. Tous les ministres qui se sont succédé à ce poste n'ont qu'un souci en tête : combien ? Seule la question du nombre de logements réceptionnés les intéresse, jamais la qualité. Vous les voyez sans cesse tenir des réunions avec les DUCH, les OPGI, l'EPLF, etc., mais jamais avec des architectes ou des ingénieurs. Même après le séisme du 21 mai, où c'était l'occasion ou jamais de discuter de la politique du logement, cela n'a pas été fait. Pourtant, qui mieux que les techniciens connaît la réalité du terrain ? Les pouvoirs publics ont sacrifié les professionnels, et aujourd'hui, on continue à construire des cités-ghettos à Aïn Naâdja et ailleurs. J'ajouterai une chose : le ministère parle d'ester en justice les entrepreneurs. Mais sur quelle base ? L'Etat algérien n'a jamais songé à mettre au point un code de la construction. On n'a jamais vu un maître d'ouvrage exiger un certificat de garantie sur les matériaux de construction. Quand vous achetez une montre ou vous achetez un bijou, vous exigez bien un certificat de garantie. Pourquoi ne le fait-on pas quand on achète des poutres, des briques ou du ciment ? Les normes de construction, le séisme du 21 mai l'a démontré, étaient largement bafouées… A. B. : C'est un vrai scandale national : tous les chantiers qui sont lancés se font sans permis de construire, ni certificat de conformité, ni ce qu'on appelle les plans de recollement sur lesquels sont portées les modifications apportées aux plans initiaux. Aucun OPGI n'est en mesure de nous donner les plans de ses cités. Pourquoi on ne crée pas plus de laboratoires de contrôle, quitte à les confier à des privés ? Il faut impliquer les techniciens. Pour ne citer que le cas des tours de Belcourt, figurez-vous que, lors des prélèvements de carottage, on a laissé les échantillons pendant un mois au soleil. Si bien qu'ils ont absorbé toute leur humidité, alors qu'en réalité, la température est autre dans les couches profondes du sol. Ainsi, les tests d'écrasement ont été faussés. Et ces erreurs se répercutent sur le génie civil. Il faut noter aussi que tous les laboratoires ont un matériel obsolète. Figurez-vous que le CGS, qui a d'excellents scientifiques, ne dispose pas de table vibrante. Ce n'est que dernièrement qu'ils ont acquis ce matériel, et il n'est même pas installé.(À suivre...) M. B.