C'est un village perdu, hors du temps. Planté sur une colline, entre la plaine du Tlebat au sud du littoral et la ville pagaïeuse de Sidi Bel-Abbès, ce curieux hameau semble brusquement sortir d'un autre âge, d'une carte postale fripée ramassée au fond d'une malle. En noir et blanc ou plutôt en noir et jaune. C'est d'ici, de Zahana, puis plus tard des ghonaleurs et de Tafaraoui que partiront les premières tribus qui habitèrent au siècle dernier Oran. Sur une terre ingrate et battue par les vents, où ne poussent en général que la ronce et le chiendent, Zahana a ceci de particulier, il tourne carrément le dos à la route nationale qu'il méprise et ne s'attarde jamais sur les rares voyageurs qui le traversent. Et pour cause, il n'y a rien à voir. Dans cette agglomération monolithique qui vit au rythme des saisons et qui compte plus de dix mille âmes, tout est resté en l'état, comme figé sur le cadran d'une autre époque. Les maisons basses construites par les Espagnols n'ont pas pris une ride, c'est tout juste un petit coup de vieux aux barraudages des fenêtres malgré un début de rouille qui commence à les ronger. Deux mosquées se disputent les fidèles, des retraités pour la plupart dont beaucoup ont trimé dur chez les colons. Deux cimetières également. Le premier est réservé aux Zahanis, le second aux chouhada dont un géant, Ahmed Zabana. Deux places publiques aussi larges qu'un terrain de tennis sont par contre bondées par les oisifs et même les gamins du village. Mais quel lien peut bien vouloir exister entre un cimetière, une mosquée et une place ? La cimenterie pardi, à une dizaine de kilomètres de là ! La Cado ! C'est le seul bassin d'emplois de tout le landernau. De nombreux anciens y ont travaillé, de nombreux défunts aussi. Tous les oisifs rêvent d'en faire autant. C'est pourquoi ce bourg porte aujourd'hui trois noms : l'ancien celui de Savat Lucien, le nouveau celui de Zahana et celui de toujours, la CADO (cimenterie algérienne de l'Oranie).