Près de cinquante millions d'électeurs inscrits, sur une population totale de 73 millions, devait se rendre aux urnes hier, dimanche, pour entériner ou rejeter une vingtaine d'amendements destinés, d'une manière générale, à renforcer les pouvoirs et les prérogatives du gouvernement. L'initiative ayant été fortement controversée depuis que gouvernement islamiste l'a annoncée, ce denier étant accusé par l'opposition de s'en prendre à la laïcité, l'enjeu du scrutin devient vital et présage d'un taux de participation particulièrement élevé, d'autant plus que le vote est obligatoire et que les contrevenants doivent s'acquitter d'une amende de 12 euros environ. Le référendum porte sur 26 amendements, plutôt hétérogènes, que le Premier ministre Erdogan n'a cessé de vanter en les qualifiant d'avancée “vers plus de démocratie”. L'Union européenne, qui s'intéresse de près aux évolutions en Turquie, n'est pas loin de partager le point de vue du Premier ministre turc puisqu'elle salue l'initiative comme un “pas dans la bonne direction”. La réforme proposée limite les prérogatives de la justice militaire et modifie, au profit du gouvernement, la structure de la Cour constitutionnelle et du Conseil supérieur de la magistrature, deux institutions en charge de la nomination des juges et des procureurs, connues pour leur hostilité au gouvernement actuel et au parti au pouvoir, l'AKP d'obédience islamiste. Lorsque l'Union européenne se réjouit de l'initiative du gouvernement islamiste, elle ne tient compte que des standards occidentaux de la démocratie, ignorant les enjeux internes qui pourront s'avérer décisifs pour le pays. L'opposition nationaliste et laïque affirme, en effet, que cette réforme menace lourdement l'indépendance de la justice et remet en cause la séparation des pouvoirs. Une victoire du oui signifierait, selon elle, l'entrée massive de proches de l'AKP dans les institutions élargies, ce qui permettrait à ce parti de mieux contrôler le pouvoir judiciaire avant et en prévision des élections législatives de 2011. L'autre point qui polarise l'attention et nourrit la controverse en Turquie concerne les modalités de dissolution des partis politiques. La réforme apporte un amendement lourd de conséquences sur la question, en soumettant désormais une telle décision à un vote parlementaire. Sachant que l'AKP est présentement majoritaire au Parlement, l'opposition l'accuse de n'apporter cet amendement que pour échapper, lui-même, à une dissolution dont le risque pour lui n'est jamais définitivement écarté. On se rappelle qu'en 2008 le parti islamiste au pouvoir avait échappé de peu à la dissolution pour activités anti-laïques. Au-delà de l'opposition farouchement hostile à la réforme, des tribunaux sont aussi intervenus pour supprimer quelques amendements proposés initialement par le gouvernement. C'est le cas de celui préconisant la levée de l'interdiction du voile dans les institutions publiques, à l'instar des universités. Cette révision constitutionnelle pourrait, selon certains juristes, permettre le jugement des auteurs du coup d'Etat de 1980, ce qui constituerait une belle revanche pour les islamistes. Cette éventualité ne fait cependant pas l'unanimité chez les hommes de loi, beaucoup d'entre eux considérant qu'il y a prescription des faits. L'AKP assure que cette réforme est un atout supplémentaire pour la Turquie dans le cadre du processus de son adhésion à l'Europe. Peut-être sera-ce le cas. Mais n'est-ce pas étrange que la Turquie doive courir le risque de se défaire de ce qui garantit son caractère laïc pour prétendre à l'Europe ? Le débat autour de la réforme constitutionnelle en Turquie met à nu une réalité à la fois inquiétante et fondamentale : la démocratie et la modernité sont en conflit ouvert. Et c'est le cas de tous les Etats musulmans où les courants islamistes sont majoritaires dans la société.