Dans cet entretien, ce spécialiste en gestion des entreprises aborde la question de l'importance de la demande interne et de la nécessité de la réserver aux sociétés nationales publiques ou privées. Il suggère des solutions en matière de réorientation des politiques publiques en vue d'une plus grande efficacité et en termes de lutte contre la corruption. Liberté : Ce patriotisme économique, il date de 2009, dit-on… Mourad Preure : Il faut partir de la réalité. L'Algérie s'était trouvée dans une situation de syndrome hollandais, une situation où les recettes d'hydrocarbures finissent par inhiber le tissu industriel local et nous sommes arrivés à une situation où l'industrie ne représente plus que 5,8% du PIB. D'un autre côté, la crise économique mondiale a tiré vers le bas nos recettes d'exportation et j'avais tiré la sonnette d'alarme car nous avions frôlé le déficit commercial. Sans parler du déficit de la balance des paiements. L'Algérie est un pays extrêmement permissif où il est permis de tout vendre, sans être obligé d'investir quoi que ce soit. Est-ce qu'on n'a pas adopté de mauvaises solutions ? Mais le fait est que le problème est là, bien réel. Il faut bien discuter de ce syndrome hollandais dans un contexte de crise structurelle de l'économie mondiale où la mondialisation s'est manifestée sur plusieurs paliers. L'effondrement du mur de Berlin s'est traduit par le décloisonnement de l'économie et les nouvelles technologies de l'information ont rendu possible cette révolution : il y a aujourd'hui un phénomène qui s'appelle l'économie mondiale. Depuis les années 80, on en est arrivé à cet intégrisme qui sacralise le marché en même temps qu'à cette financiarisation de l'économie, donc une nouvelle configuration de l'économie mondiale : assujettissement de l'économie réelle où des entreprises compétitives voient pourtant baisser le cours de leurs actions en Bourses. Conséquence, on a eu des crises tous les dix ans, et ma thèse c'est qu'il y un raccourcissement du cycle des crises. On a vu la crise des supprimes avec ses actifs toxiques. La reprise est une reprise à fort contenu budgétaire : il n'y a pas de reprise de l'économie réelle. Dans ces conditions, on voit que l'Europe a financé également la reprise avec l'argent public. Pour l'Europe, la demande interne est un enjeu. En particulier, la demande interne algérienne. Tant que ça... Oui. Nous devons, nous Algériens, réserver notre demande interne à nos entreprises, c'est un enjeu de sortie de crise, précisément dans un contexte de crise avec des cycles de plus en plus en plus courts. Nos entreprises doivent avoir la préférence : la crise va revenir. Et pour celui qui veut accéder à la demande interne algérienne, il faut qu'il en paye le prix. La question de patriotisme économique ne date pas d'aujourd'hui, elle n'est pas spécifiquement marxiste, c'est une trouvaille des pays libéraux précisément. Le problème est qu'il ne faut pas être naïf, il faut une demande interne pour nos entreprises : on s'était retrouvé dans une situation incongrue où l'opérateur téléphonique historique n'est pas majoritaire ou dominant dans son marché. Citez-moi un seul pays dans ce cas-là. À mon avis le mal algérien, c'est qu'on est dans un pays où le développement des hydrocarbures n'a pas entraîné le développement interne, il ne peut pas se faire en abstraction de tout le développement national. Les recettes d'hydrocarbures doivent entraîner une croissance autocentrée. Il est clair que nous ne pouvons pas continuer comme ça : la crise a impacté la crise du pétrole où les prix sont passés, en quelques mois, de 140 à 40 dollars. Nous n'avons que 1% de réserves de pétrole du monde et à peine 2% des réserves de gaz mondial. L'industrie du gaz est en train de créer un trou d'air, et tout ça frappe nos recettes de beaucoup d'incertitudes. Vous partez d'abord du constat mais vous êtes moins tranché sur l'opportunité des mesures… Fallait-il faire autrement ? On peut en discuter mais la réalité est têtue : avec tous les coups de frein, nos importations n'ont baissé que de 5,8%. En fait, il y a un besoin de concertation, les entreprises doivent être consultées. Les chefs d'entreprise risquent quand même leur argent. L'important c'est le partenariat public-privé : il faut distinguer entre l'investisseur privé et le trabendiste. Le privé doit bénéficier du soutien de l'Etat. La LFC a instauré des mécanismes. Cette année, on a assoupli un peu le plancher obligatoire de 200 millions de centimes pour un crédit documentaire : un privé qui importe une pièce de rechange, c'est quand même important. Il est clair que le crédit documentaire permet une meilleure traçabilité. Mais il n'y a pas que cela. Il y a d'autres mesures favorisant l'investissement, et dont personne n'a parlé. La Lfc introduit de nouvelles mesures, comme le droit de préemption pour la cession de firmes privatisées, mais il faut être extrêmement prudent : c'est un peu compliqué, comme les Opa lancées de l'étranger ou un rachat massif en Bourse. C'est délicat à mener. Là, on est peut-être dans le coup de frein brutal, mais c'est parce qu'on a été trop permissif. Il était nécessaire de freiner une certaine utopie ultralibérale. Mais, il faut le faire de manière rigoureuse, moderne et rationnelle. Il faut s'appuyer sur les entreprises, publiques et privées : c'est quand même important. L'Etat doit jouer un rôle d'animateur, de soutien, de régulateur. Mais dans tous les cas, il faut que les entreprises privées ne soient pas laissées au bord de la route. Et pour ce qui est de l'obligation d'inclusion de partenaires algériens pour les investissements étrangers ? Je pense que c'est une bonne chose et que les entreprises étrangères l'accepteront. Une entreprise étrangère qui remporte un marché assure une partie de son chiffre d'affaires, et si elle ne remporte pas ce marché et d'autres marchés, elle peut disparaître ; c'est vital pour elles de remporter des marchés. Ces entreprises étrangères sont prêtes à venir, à consentir des deals. Mais il faut être réaliste. Il ne faut quand même pas verser dans la xénophobie, nous sommes dans une économie globalisée, dans un espace monde et il faut que les entreprises algériennes aillent travailler à l'étranger et que les étrangères viennent travailler en Algérie. Nous avons un bijou qui est notre demande interne, et il nous faut travailler avec, en ouvrant notre économie, pas en la fermant : 286 milliards de dollars, il ne faut pas ce que soit un empilement de projets, ça doit être un élément dans un processus qui enclenche un cercle vertueux. Là, l'Etat se donnera vraiment les moyens. Aujourd'hui, on est dans une situation contraire, les contrats publics sont devenus la porte d'entrée de pratiques de corruption qui fragilisent les chaînes de commandement. Et en plus, on les fragilise avec des dépenses énormes, sans aucun contrôle. Ces causes-là ne peuvent avoir que ces effets-là. Il faut créer les conditions pour que les entreprises viennent : de la visibilité, une législation qui ne change pas tout le temps, que les gens ne changent pas. Le pays présente toutes les caractéristiques pour attitrer les investissements Il faut les aider à s'installer : c'est leur droit de transférer leurs bénéfices, mais il faut faire en sorte que ces installations alimentent ce cercle vertueux de l'investissement. Et puis, il ne faut pas se tromper d'époque : on est aujourd'hui dans les nouvelles technologies. En matière de stratégie, il faut avoir une bonne anticipation du futur : on n'est pas seuls, on a en en face des partenaires et des adversaires, un environnement, et il faut bien le saisir avec ses évolutions. Qu'avons-nous comme marge de manœuvre, et qu'est-ce qu'on en aura demain ? Il y a des segments en matière grise : ce n'est pas un titre de gloire d'obtenir une usine de simple montage automobile. Va-t-on se lancer dans les moteurs hybrides ou sur de nouveaux concepts de moteurs ? Si c'est ça, je suis d'accord. Les Chinois ont acheté Volvo : il ne faut donc pas se tromper de priorités, d'objectifs, il faut voir des objectifs porteurs d'une dynamique. Et se situer les industries du savoir. J'aurais aimé qu'on parle d'innovation. D'autre part, l'argent qui a été mis dans la mise à niveau me semble insuffisant : pour 20 000 pme, je suis resté un peu sur ma faim. Il faut qu'il y ait une réelle politique de la Pme : il faut qu'il y ait de l‘argent. Il faut que l'intelligence économique, que j'appelle intelligence compétitive, devienne un objet de politique publique, comme la santé, l'éducation. Parce que les entreprises ont besoin que l'Etat leur donne de la visibilité. Cette dimension entreprise m'a semblé un peu absente de la Lfc 2010. Pour l'Algérie, l'Etat doit être à leurs côtés. En développant de instruments modernes, ne pas être dirigiste. L'Etat doit les aider de manière dynamique : en créant des espaces pour les coordonner. L'Etat doit apporter des concepts nouveaux, il doit être animateur. Dans l'absolu, la Lfc 2010 est dans le même esprit que celle de 2009, il y a des verrous contre la corruption mais je crois qu'une démarche nationale d'intelligence économique, l'intelligence compétitive (surveillance et maîtrise de l'environnement) rendra plus difficile la corruption. On n'est pas encore outillé pour cela, et les entreprises sont toujours comme des avions sans instruments de navigation. Et pour l'avenir... Ce que je recommande, c'est une concertation entre l'Etat et les entreprises, qu'on les écoute dans des espaces à créer pour ça, et là ça donnera des mesures plus efficaces. Il ne s'agit pas de soutenir des entreprises médiocres. Les entreprises publiques ou privées se préoccupent de l'intérêt national. L'Etat doit assumer le patriotisme économique, et pour ce faire, il faut soutenir l'excellence et l'innovation. Enfin, et cela c'est fondamental, les universités, la recherche doivent être présentes, il faut que la relation université-entreprises soit développée. Nous devons entrer dans les chaînes de valeur par le haut. Il faut délocaliser en Algérie des activités à haute charge en matière grise : tout le monde fait ça. L'Etat n'a pas à se faire des états d'âme.