L'expert international aborde dans cet entretien les enjeux de la stratégie industrielle tant importante pour la diversification de l'économie nationale. Liberté : Comment situez-vous l'importance et quels sont les enjeux de la mise en œuvre de la nouvelle stratégie industrielle ? Mustapha Mékidèche : Je crois que le secteur industriel constitue à présent l'enjeu principal de la diversification de l'économie algérienne, diversification que la plupart des économistes algériens et étrangers considèrent — au-delà des efforts d'investissement dans les infrastructures et les rattrapages sociaux — comme la mesure principale d'efficacité des politiques économiques publiques à moyen terme. Cela pour deux raisons au moins en y ajoutant le coup de semonce de la perte de 50% des recettes en devises du pays en 2009, qui mettent bien en exergue les limites datées d'une économie monoexportatrice de matières premières. La première raison est que la culture et les traditions industrielles sont encore prégnantes dans notre pays, même si le secteur industriel est encore en crise et ne représente que moins de 5% du PIB et j'ajouterai que ses “actifs intangibles” sont toujours là même si les équipements sont obsolètes. La deuxième raison est que le pic du financement du développement, à partir uniquement de la fiscalité des hydrocarbures, a été atteint et la crise mondiale n'a fait que le révéler. Pour équilibrer par exemple le budget 2010, il faudra mobiliser les ressources du Fonds de régulation des réserves (FRR) à hauteur de plus de 50%. On est loin d'une couverture budgétaire assurée sur 5 ans par le FRR en cas de crise de longue durée comme l'imaginaient certains. Qu'en est-il des autres secteurs susceptibles de porter le développement ? Une croissance durable du secteur agricole permettra au mieux de réduire la dépendance alimentaire sûrement pas de dégager des excédents financiers. Le déficit d'infrastructures touristiques et le déficit d'image du pays font que le tourisme ne pèsera positivement sur la balance des paiements que sur le long terme. Quant au secteur des services, il est structurellement déficitaire et paradoxalement le développement industriel permettrait de le dynamiser. Enfin, cette diversification avec l'industrie comme pivot qui revêt désormais un caractère de gravité et d'urgence bute sur trois contraintes lourdes : une contrainte de temps avec la fin annoncée d'un cycle industriel énergétivore : la transition énergétique annonçant le début de la fin des énergies fossiles illustrées par exemple par le programme Green Energy de l'administration Obama et le package énergie-changement climatique de l'UE ; une contrainte sociale et culturelle : les capacités entrepreneuriales privées algériennes sont encore limitées, en quantité et en qualité ; une contrainte politique : les niches de rentes qui ont un effet d'éviction sur l'économie productive sont encore trop nombreuses. Vous noterez qu'il n'y a pas, de mon point de vue, de contrainte financière. Comment expliquez-vous le retard dans la mise en œuvre de la stratégie industrielle ? D'abord, il fallait à mon avis tordre le cou à une idée largement répandue par le courant libéral et en tout cas dominante dans la première phase des réformes des années 1990 et même des années 2000 — qui consistait à faire croire que la liquidation complète du modèle industriel précédent qui était en crise et la déstructuration des grandes industries publiques étaient un passage obligé à une “déconstruction” féconde de l'économie algérienne et que le marché allait ensuite tout régler sans intervention de l'Etat. Cette idée était portée par l'illusion d'une privatisation rapide et structurante appuyée sur une arrivée massive des IDE. On a vu le résultat. La deuxième raison est que le poids des nouvelles rentes constituées au cours des deux décennies de transition et liées essentiellement au commerce extérieur et à la distribution interne, y compris le marché informel, est tel qu'il constituait un effet d'éviction sur toute tentative de reposer la problématique industrielle. Le reste renvoie de mon point de vue au temps nécessaire pour réunir les conditions politiques et techniques de construction d'un consensus qui n'est pas entièrement obtenu à ce jour. Ce temps a été prolongé car il fallait attendre une ampleur relative des recettes d'hydrocarbures à partir des années 2000 pour pouvoir financer des politiques industrielles. En effet, comme vous le savez les pouvoirs publics relâchent les politiques de gestion de la demande économique et sociale en période de hausse des cours pétroliers et les resserrent en période de faiblesse des prix des hydrocarbures. La crise financière internationale par l'impact qu'elle a eu sur cette variable d'ajustement l'a rappelé avec force en 2009 aux pouvoirs publics, et il ne faudrait pas qu'ils l'oublient avec la récente remontée des cours. Le discours officiel insiste sur la nécessité de diversifier l'économie nationale. Sur le terrain, on enregistre peu d'actions concrètes. Ce décalage entre discours et pratiques s'explique-t-il par l'absence d'une chaîne de compétences capable de mener avec succès une politique de réduction de la dépendance de l'Algérie à l'égard des fluctuations des cours du pétrole ? Si le discours, y compris officiel, était suffisant pour diversifier l'économie nationale, cela se saurait et cela se serait fait depuis les années 1980 au cours desquelles les pouvoirs publics mettaient déjà l'accent sur la nécessité de développer les exportations hors hydrocarbures. Mais pour être plus sérieux, il est vrai que ce que vous appelez l'absence “d'une chaîne de compétences capable de mener avec succès une politique de réduction de la dépendance” pèse, mais ce n'est pas le seul élément. Il y a à cela, de mon point de vue, une raison plus structurelle que j'ai indiquée plus haut sur l'urgence et j'ajouterai la facilité de ne rien faire dès qu'il y a de l'argent. Disons que c'est la forme algérienne du syndrome hollandais qui s'est particulièrement illustrée avec l'explosion des importations de biens et de services de ces dernières années. Pour faire plus simple, disons qu'il est plus facile en tout cas plus accessible et finalement plus rentable en matière de retour sur investissement de faire de la revente en l'état que de s'engager dans un projet industriel. Cela car nous sommes loin d'être dans des situations de marchés concurrentiels. C'est la liquidation de ce type de rentes qui fera progresser la création locale de biens et de services plutôt que l'importation de tout et de n'importe quoi. Comment expliquez-vous le peu de progrès dans l'intégration de l'industrie nationale (forte dépendance de l'industrie des matières premières, des pièces de rechange et autres inputs de l'étranger) ? De ce point de vue, pensez-vous par exemple que l'assemblage en Algérie de véhicules de tourisme est un mythe ? Cette branche est-elle susceptible de tirer la croissance de l'industrie ? ll Avec la globalisation, ces questions d'intégration nationale se posent à présent de façon différente qu'elles ne l'étaient dans les décennies 1970 et 1980. La faiblesse des coûts de la main-d'œuvre, la baisse des coûts de transport ont poussé à la création de “firmes globales” qui font de l'out-sourcing, c'est-à-dire qu'elles achètent les composants et les intrants là où c'est le moins cher et en font le montage là où c'est le mieux à proximité de leurs marchés internationaux en fonction de leur déploiement international. Il convient d'ajouter que ces firmes ne détiennent directement que leur “core business” en matière d'innovation et de recherche, tout en développant leurs politiques commerciales de parts de marché et d'alliances technologiques, financières et commerciales. Tout le reste est sous-traité. C'est pourquoi vouloir produire tout sur place a perdu dans les années 2000 la pertinence que cela avait dans les années 1970. Finalement, ce qui compte en définitive, c'est la valeur ajoutée faite sur le produit industriel tout en n'excluant pas si c'est rentable la remontée dans la filière considérée. S'agissant du véhicule automobile, l'assemblage n'est pas de mon point de vue antinomique avec sa fabrication. Je ne vois pas pourquoi on refuserait de soutenir un projet d'assemblage s'il est prouvé qu'au final, le véhicule ainsi monté en Algérie coûterait moins cher en devises. Cela n'excluant pas évidemment des projets de production de voitures en partenariat puisque déjà la SNVI dispose d'un réseau de sous-traitance et d'une expertise avérée. Mais il faudra tirer les leçons des échecs passés et être à l'écoute des mutations internationales de la branche automobile en s'appuyant sur notre demande de marché et celle de la ZALE et même pourquoi pas celle de l'UE à laquelle nous sommes associés dans un marché de libre-échange. Car faire une automobile pour le seul marché algérien n'a pas de sens. C'est ce qu'on appelle avoir une ambition industrielle comme celle des Turcs par exemple qui demandent un marché de libre-échange avec l'Algérie pour élargir leurs parts de marché. Pensez-vous que les mesures contenues dans la loi de finances complémentaire 2009 (directives Ouyahia, mesures en faveur de la sphère réelle et investissements publics massifs) soient suffisantes pour redynamiser l'économie nationale ? Abordons cette question par secteur. En tout cas, le BTPH en tire profit avec une croissance à deux chiffres et malgré la présence de grands concurrents étrangers. Mais on peut faire plus en développant des champions nationaux publics et privés du secteur car il faut des dizaines de Cosider pour prendre des parts plus importantes de marché. Cela suppose une formation massive des métiers de la profession, un management plus moderne et plus flexible et une taille plus grande des groupes existants pour prendre en charge les mégaprojets. Je ne vois vraiment pas ce que les entreprises portugaises, égyptiennes ou turques ont de plus que les entreprises algériennes dans ce domaine. S'agissant du secteur des services, des retards ont été pris avec la liquidation inappropriée pour le moins des outils d'études et d'engineering qui existaient et l'appel inconsidéré aux structures d'études et de conseil non résidentes en Algérie, sans obligation de développement de ressources locales. Je crois que des dispositions ont été prises en la matière. Attendons pour voir. Pour l'industrie, la question a été examinée plus haut et espérons par exemple que les capacités des cimenteries nationales soient au rendez-vous de la forte demande qui va exploser à partir de 2010. Pour les PME, notons l'augmentation significative des ressources du Fonds d'investissement et le programme public de mise à niveau de 3 000 entreprises privées. Mais quand on parle du soutien à la PME, il ne s'agit pas d'un soutien abstrait et éthéré mais d'un accompagnement industriel des filières dans tous ses segments. À titre d'exemple, les PME de la plasturgie sont en droit de demander à bénéficier, pour leurs intrants pétrochimiques produits en amont, des effets sur les prix de l'avantage concurrentiel concédé aux industries de base pétrochimiques par un prix compétitif du gaz naturel. Organiser la remontée des avantages comparatifs sur l'ensemble de la filière plasturgie, pour reprendre cet exemple, devrait être au cœur des politiques industrielles publiques. Pour le reste, attendons la concrétisation sur le terrain des stratégies affichées de relance industrielle par l'émergence annoncée de champions publics et privés par l'utilisation intégrée de ressources spatiales, financières et immatérielles en matière d'innovation et de formation. K. R.