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“L'Afrique m'a rendu un meilleur européen”
LE BEST-SELLER SUEDOIS, HENNING MANKELL, À “LIBERTE”
Publié dans Liberté le 07 - 11 - 2010

Invité par le Sila pour une conférence sur le crime dans le roman policier, Henning Mankell évoque dans cet entretien ses années africaines, son rapport au monde, à l'écriture et même à Albert Camus.
Liberté : Vous vivez entre la Suède et le Mozambique depuis une trentaine d'années. Comment est née votre passion pour l'Afrique ?
Henning Mankell : Quand j'étais un jeune écrivain, je voulais voir le monde à l'extérieur de l'Europe, pour prendre de la distance. J'avais dix-neuf ans et je voulais avoir un billet pour l'Afrique. Je l'ai eu, et dans l'avion, le voyage était pénible, car la moitié de l'appareil était endommagée. C'était un vol difficile, mais j'ai survécu. Et quand je suis retourné ce novembre en Afrique, c'était pour la même raison. Je crois que j'en sais davantage sur le monde avec deux perspectives. Je dirai également que je pense que l'Afrique m'a rendu un meilleur européen. Je peux voir ce qui marche en Europe, mais je peux surtout constater les problèmes. C'est comme le peintre, en fait, dont la perspective change dès qu'il change d'angle de vue. C'est ce même mouvement que j'ai avec l'Europe et l'Afrique.
Grâce au personnage de vos polars, le célèbre Kurt Wallander (un policier sombre avec beaucoup de problèmes familiaux et dont le travail constitue une bouée de sauvetage), duquel se dégage une infinie tristesse et beaucoup de compassion, vous avez réussi à parler de la crise traversée par la Suède dans les années 1990. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur votre pays ?
La Suède est une société très décente. Et l'une des raisons qui la rend décente, c'est la possibilité de pouvoir critiquer librement. Je peux critiquer le roi ou le Premier ministre. Je pense que c'est l'une des choses importantes qui la rend décente. Je crois également qu'il est nécessaire de critiquer certaines choses parce qu'on a aussi des problèmes. Aujourd'hui, en Suède, la relation aux immigrés est problématique ; elle n'est pas vraiment bonne. Il y a des tendances de xénophobie et de racisme aussi, ce qui est évidemment très moche. Donc, il y a beaucoup de choses dont on doit parler, et c'est ce que j'essaie de faire. J'ai écrit quarante romans, dont 25% seulement sont des polars, et je crois que dans tout ce que j'écris, j'essaie de parler du monde dans lequel je vis.
Votre rapport au monde est donc caractérisé par un sentiment d'inadéquation ?
Je pense que nous vivons dans un monde terrible et injuste, et je peux dire pourquoi nous vivons dans ce monde. Nous parlons depuis dix minutes, et durant ces minutes qui se sont écoulées, cent enfants en Afrique meurent de malaria. Alors qu'aucun enfant ne devrait mourir de malaria, et les plus grandes compagnies pharmaceutiques du monde s'en fichent et ne font rien pour y remédier. Ça, c'est le monde dans lequel nous vivons, et je ne crois pas que tout cela soit nécessaire. Et ça me met en colère chaque jour.
Vous êtes donc un écrivain en colère ?
Je l'espère.
Votre conférence au Sila a pour thème générique “Le roman noir dans les pays scandinaves”. Ces polars qui viennent du froid connaissent un boom dans toute l'Europe. D'après vous, pourquoi ? On parle de modernisme, d'originalité, mais aussi et surtout de marxisme…
À la base, je suis un marxiste parce que je crois que la base théorique du marxisme est correcte. Nous vivons dans un contexte impérialiste assez alarmant et inquiétant, mais ce qui est intéressant, c'est de voir également la montée de l'impérialisme chinois, qui est surtout très évident en Afrique.
Vous écrivez d'ailleurs un livre sur les Chinois et l'Afrique…
Oui, je suis en train d'écrire un livre sur les Chinois. Dans ce livre, j'essaie de savoir comment les Chinois se comportent envers les Africains. Je vous donne un exemple : les Chinois achètent des terres en Afrique pour semer et récolter du blé et l'envoyer en Chine, alors que les populations africaines sont démunies et meurent de faim. Je trouve cela effrayant, et c'est ce sur quoi je travaille actuellement. C'est n'est certes qu'un exemple, mais nous devons êtres très vigilants. J'ai également remarqué que les Chinois avaient parfois un comportement raciste. J'ai été à Shanghai avec deux comédiens de la troupe théâtrale avec laquelle je travaille au Mozambique, et ce n'était pas une expérience très amusante. Certains ont eu une attitude raciste. J'étais avec une actrice dans un centre commercial, et une personne est venue et l'a tirée par les cheveux. J'ai évidemment réagi instantanément. C'était vraiment affreux. Nous devons donc faire très attention. D'un autre côté, la Chine a également fait de très bonnes choses, mais il faut tout de même être vigilant.
Dans vos romans, outre la morale sociale, vous avez un rapport particulier au temps…
Le temps est très important dans la vie. Quand je mourrai, je voudrais savoir pourquoi j'ai vécu. Et la notion du temps est très importante ; on a toujours peu de temps. On n'a pas assez de temps. Je voudrais rester ici [ndlr : à Alger] deux semaines de plus, mais ce n'est pas possible, faute de temps. Dans ma vie, je décide de ce que je ne dois pas faire pour avoir plus de temps pour faire autre chose. Par exemple, si je regarde moins la télévision, une heure de moins chaque jour, c'est huit semaines par an. Et en huit semaines, on peut faire beaucoup de choses. C'est mon combat contre le temps. Je pense que les gens parlent de deux choses : le temps (la météo) et le temps (l'heure), et c'est pour ça que je parle beaucoup du temps dans mes livres. Car la plus grande différence entre les Africains et les Européens, c'est le climat. Les Européens font des choses à l'intérieur alors que les Africains les font à l'extérieur. Voilà la plus grande différence entre les deux.
Vous êtes également un auteur de théâtre et d'ailleurs, vous dirigez au Mozambique la compagnie Theatro Avenido. Sur quoi vous travaillez au juste ?
Je ne suis pas à la tête de ce théâtre, c'est une femme mozambicaine qui le dirige. J'en suis le directeur artistique. Pour ce qui est du répertoire, on joue de tout, notamment du classique. On est en train de préparer une adaptation africaine de Tartuffe, de Molière. On fait également beaucoup d'auteurs africains. Mais la différence entre le théâtre au Mozambique et ailleurs ne se fait pas sentir sur scène. En fait, c'est l'assistance qui fait la différence, parce que beaucoup de personnes au Mozambique ne savent ni lire ni écrire. Et pour ces gens-là, le théâtre est très important.
Vous cultivez une grande passion pour Albert Camus et, tout comme lui, vous êtes un homme révolté. Qu'elle a été son influence sur vous et sur votre œuvre ?
En venant à Alger, j'ai ramené avec moi le roman la Peste. J'en ai lu une partie dans l'avion. Evidemment, je l'ai lu il y a longtemps, mais j'avais envie de le relire. Je pense que Camus est un écrivain très important pour moi. Je crois que j'ai lu toute son œuvre et qu'il est mort beaucoup trop tôt. Quant à son influence sur moi, c'est beaucoup de choses, mais une seule chose : c'est un excellent écrivain de la solitude. Il l'a très bien décrite. C'est l'un des meilleurs écrivains qui a écrit sur la solitude. Dans ses écrits, il a superbement décrit la relation entre l'individu et la société.
Revenons à vous : Comment écrivez-vous ? Est-ce que c'est vous qui dirigez vos personnages ou alors ce sont eux qui mènent la danse ?
Je dirige tout. Les personnages sur lesquels j'écris dépendent totalement de moi. Si un écrivain vous dit que ses personnages lui échappent, ne croyez pas ça, ce n'est pas vrai. C'est toujours l'écrivain qui décide. Si je compare l'écriture avec la musique, c'est Charlie Parker qui joue au saxophone, jamais le saxophone qui joue Charlie Parker.
Mais les musiciens improvisent…
Mais l'improvisation est fondée. Charlie Parker sait exactement où il va, même lorsqu'il improvise ; voilà pourquoi il peut improviser et donc évoluer, pour aller là où il veut aller.
Diriez-vous que votre œuvre est un miroir du monde ?
Je l'espère. C'est ce que je veux. Je m'intéresse au monde dans lequel je vis. C'est ce que j'écris, mais avec une perspective historique. La dernière chose que j'ai écrite, c'est une pièce de théâtre sur Charles Darwin. Je travaille sur différentes choses en même temps. Je travaille beaucoup. D'ailleurs, ce matin [ndlr : jeudi matin], j'écrivains dans ma chambre ici à l'hôtel. Je suis sur un projet de roman.
À lire de Mankell : Comedia Infantil (éditions Socrate, Algérie, 2009, 300 DA). Dans le polar, lire également : les Morts de la Saint-Jean et Meurtriers sans visage.
Bio express
Né en 1948 à Härjedalen (Suède), Henning Mankell est un auteur prolixe, traduit en 42 langues. Auteur d'une trentaine de pièces de théâtre et d'une quarantaine de romans, Henning Mankell est devenu un auteur classique de polar, mondialement connu grâce à la saga de Kurt Wallander, qui a inspiré trois séries et plusieurs téléfilms. Mélancolique, taciturne, empathique et triste, Wallander n'est certes pas le double littéraire d'Henning Mankell, mais l'auteur s'en sert pour parler de la grave crise économique traversée par la Suède avec l'effondrement du modèle suédois, après la chute du mur de Berlin. Il est également auteur de théâtre et de romans “littéraires”, ancrés dans une réalité plus africaine.


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