Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
L'Afrique parle livres, un pas vers la désaliénation et la décolonisation du Sila Avec les conférences de G. Corm et de A. Bishara au 15ème Salon international du livre d'Alger
Photo : S. Zoheir Par Mohamed Bouhamidi Annoncées par quelques signes avant-coureurs l'an dernier, des avancées semblent se confirmer au cours de ce Salon international du livre 2010. Une grande fureur avait accompagné le Salon 2009. Elle avait caché ces signes en retenant l'attention de la presse sur une bataille des lieux qui cachait mal une bataille politique. Une association d'éditeurs, en réalité une association d'importateurs-concessionnaires du livre, avait soulevé cette fureur contre la fameuse loi de finances complémentaire qui tentait de corriger la toute puissance de la caste des importateurs-importateurs. De nombreuses larmes furent versées sur les difficultés qu'allait endurer le livre importé et des titres ont fait feu de tout bois pour amalgamer à cette «grande cause» qu'est l'importation du livre toutes les imperfections relevées sur le terrain mais tout à fait secondaires. Nul ne peut passer à la trappe la simultanéité de ces protestations internes et celles qui nous venaient de Marseille, de la région PACA ou d'un ministre français qui avait cru trop vite que la position dominante de la France en Algérie faisait de notre pays un territoire d'outre-mer. Les mêmes titres feront par la suite une campagne acharnée pour la venue de la caravane qui devait expliquer aux indigènes attardés que nous sommes l'algérianité de Camus et nous réveiller au bonheur de découvrir que nous avons eu des maîtres dignes d'admiration. Un seul titre avait relevé à la même époque que la pasionaria qui menait la mutinerie contre la loi de finances était l'épouse d'un diplomate étranger. Quelques-uns de ces signes avant-coureurs pesaient plus que d'autres sur le plan politique. Le Salon 2009 reprenait en compte que cette manifestation devait se libérer du caractère de foire, c'est-à-dire à la fois de bazar et de zone de libre-échange à durée limitée. Ce caractère de foire servait les intérêts des maisons étrangères qui trouvaient à vendre. Il servait aussi les «forains» du livre arabe qui allaient de foire en foire écouler les livres. Une telle masse échangée en si peu de temps ne pouvait se faire sans quelques difficultés douanières pudiquement ignorées. Mais elle ne pouvait se faire sans préjudice grave pour la chaîne algérienne du livre. Quand on procède de cette façon, on défavorise la création des libraires et on développe l'informel des centaines de cartons sortis avec ou sans procédure douanière et dont le contenu se retrouvera dans des étals de fortune. Un début d'organisation La mesure la plus importante du Sila 2009 fut de restreindre cette liberté de l'import sans contrôle en n'autorisant que l'exposition des titres récents et le nombre d'exemplaires par titre. La bataille autour du lieu avait aussi pour contenu de contrecarrer cette mesure salutaire car la topographie du parking du 5-Juillet ne permet pas tout à fait ce que la topographie des Pins Maritimes peut autoriser à des fraudes éventuelles. Cette mesure ne représente pas à elle seule une politique du livre en Algérie. Elle représente, tout comme la loi de finances complémentaire un correctif tardif mais nécessaire. Il n'est pas suffisant. Le tintamarre orchestré par nos importateurs et amplifié par certains titres «dominants» n'a pas permis d'aller au plus loin dans le débat sur une réelle politique de développement du livre en Algérie au triple pan de l'industrie, du commerce et des collections prioritaires pour l'aide de l'Etat. Il ne fallait surtout pas que ce débat ait lieu car il aurait mené à une autre interrogation que le Salon de 2009 a commencée à poser timidement et par la bande : c'est quoi un salon qui corresponde aux besoins de notre pays ? Car finalement, depuis que l'idée de Foire du livre a vu le jour, la logique de cette manifestation a été une logique d'importation du produit livre d'abord préjudiciable à l'installation d'un réseau de librairies capable de remplacer le réseau volontariste mais généralisé des librairies d'Etat ouvertes dans tous les coins et recoins du pays et qui a disparu avec la «déboumedienisation». Un salon qui se bonifie C'est dans et par cette logique dominante d'un modèle de consumériste suiviste que l'organisation et l'animation du Salon tourna au mimétisme culturel. En l'absence d'une vision nationale, les responsables arrivés par hasard ou non dans le secteur comprirent que le passage de la notion de foire à celle de salon tenait dans un rajout d'animation. Nous avons alors des années de mimétisme : nos salons devaient ressembler aux autres, ceux de Paris, entre autres, et ont cru qu'en ramenant les stars éphémères de la télé française on invitait à un débat. Les chaînes françaises nous fixaient nos modèles et nous en étions heureux. Nous n'achetions pas que leurs livres. Nous adoptions ce que leurs émissions télé voulaient nous faire passer pour des idées. Le tintamarre donc qui nous avait empêchés de débattre du concept de salon dont nous avions besoin nous a empêchés de parler suffisamment d'autres changements encore ténus. Nous pouvons pêle-mêle citer le visible changement du public. Un autre public a fréquenté le Sila 2009 et cela se confirme pour le Sila 2010. Il est plus nombreux, plus juvénile, plus mixte, et les couples ont trouvé leur bonheur dans les garderies en 2009 et dans les garderies et pouponnières en 2010. Les causes doivent être multiples en plus de la proximité du centre nerveux du transport étudiant et peut-être des quartiers plus «couches moyennes». Ces changements dédaignés ou raillés par certains journaux ont accompagné d'autres changements culturels. Nous avons noté une présence plus importante de poètes, de romanciers, d'éditeurs (à différencier des forains) et d'intellectuels du monde arabe. Leur nombre était réellement plus important et leur présence plus active. Ils furent libanais, syriens, marocains, tunisiens. Ils apportèrent un recentrage des problématiques. Nous n'avions plus affaire à l'hégémonie des auteurs présélectionnés par les médias français et qui nous ramenaient constamment sur les débats cadrés par les mêmes télévisions. Nous échappions à la mainmise des mentalités néo-colonisées qui croyaient se hisser au même rang que les maîtres quand ils ne nous proposaient que leur propagande. En dehors du schème culturel, ce Salon 2009 a tenté de mettre un rapport horizontal Sud–Sud relativement libéré du schéma dominant qui veut que les rapports Sud-Sud passent par les capitales anciennes colonisatrices. Promesse encore plus importante de changement par son caractère inédit, une présence africaine. Oh, pas imposante ! Malheureusement ! Mais elle se situait déjà dans une continuité. Ce n'était pas mal ! Le Festival panafricain venait de se dérouler. Cette chronique a été très sceptique quant aux conceptions et orientations qui ont cadré ce festival. Force était de constater que le principal défaut de cette manifestation africaine était d'être sans lendemain ni conséquence et ne touchait pas le livre. A côté des conférences et des récitals venus de notre monde arabe, notre monde africain était présent avec son stand et un esprit «Panaf». Ce n'est pas rien que nos yeux se détachent de la fascination française – car notre fascination de l'Occident n'est qu'une fascination des chaînes françaises de télévision et de leurs stars préfabriquées. Nous avons eu des invités «Panaf». Un stand «Panaf». Des résidences d'écriture «Panaf». Bref, nous avons eu une continuité «Panaf» ; quelque chose qui commence à ressembler à de la constance. Quelque chose qui commence à ressembler à du vrai travail. A un sillon qu'on creuse mais en 2009, cela restait une promesse. Il fallait rapprocher les différentes séquences, résidences d'écriture, conférences, achat des droits d'auteurs africains par Casbah et par APIC, la publication -enfin !– d'auteurs africains pour mesurer qu'un effort se développait dans la difficulté mais se développait. Et contre la pesanteur qui fait croire que la littérature arabe et africaine est un sous-genre.En ce Salon 2010, les signes avant-coureurs de 2009 se confirment. Déjà de la sphère européenne nous vient Jean Ziegler et avec lui les échos de son long combat. Cela nous change substantiellement des savonnettes médiatiques qui venaient nous expliquer l'érotisme en islam ou comment être des musulmans fréquentables. Ce n'est pas mal. Mais la présence arabe se confirme avec l'éclat de penseurs franchement anti-impérialistes, franchement anticolonialistes comme Georges Corm et Azmi Bishara. Que du bonheur d'avoir affaire à une pensée, une vraie. Une pensée qui nous dévoile le monde et les manigances des puissants du moment. Et le public le leur a bien rendu en se rendant massivement à leur écoute. Confirmation forte côté arabe. Confirmation côté Afrique. Le stand est de nouveau là. Le stand «Esprit Panaf». Mais aussi une confirmation forte que des responsables du salon ont su aussi détourner leurs regards du clinquant factice des salons passés pour regarder vers nos essentielles origines et nos essentielles amitiés. Huit invités de marque. Huit invités de grande valeur, professeurs dans les quatre coins du monde et dans de prestigieuses universités américaines et d'autres contrées d'Occident. L'Afrique sur le devant de la scène Et pour les célébrer une belle revue l'Afrique parle livres. Nous avions perdu espoir que le rêve des libérateurs d'établir des rapports Afrique-Afrique pour accomplir nos libérations soit concrétisé. Que cela se réalise par les livres et par des auteurs nous semble une autre promesse et un serment à Fanon. Fanon, parce que le principe retenu par la revue est que ces auteurs invités nous parlent des ancêtres, des précurseurs pour que le fil se renoue. La revue est très belle, les textes encore plus, l'espérance plus profonde. Ce Sila 2010 met la cerise sur le gâteau avec l'invitation de Henning Mankell. Vous savez cet écrivain suédois parti vers Ghaza avec la flottille ? Il en est resté beaucoup arabe. En tout cas beaucoup plus arabe que d'autres. Henkell anime aussi une expérience et une troupe de théâtre au Mozambique. Il en est aussi beaucoup africain.C'est ce type d'homme, c'est ce type de pensée rebelle qui nous manquait. D'Europe ou d'Afrique ou du monde arabe. En espérant bientôt l'Amérique latine et l'Asie en fonction de nos besoins et en retenant la leçon de Brecht : «Nous déduisons notre esthétique comme notre éthique des besoins de notre combat.» Ces changements doivent beaucoup à des personnalités qui dirigent les départements Afrique et Monde arabe qu'elles ont créés. Mustapha Madi et ses amitiés progressistes dans le monde arabe. Samia Zennadi avec ses relations et ses convictions africaines, son combat pour des relations directes Afrique– Afrique dans le domaine du livre. Il faut maintenant transformer les opportunités ouvertes par ces personnalités en atouts et en orientations durables. Des courants idéologiques et politiques tenteront par des moyens sophistiqués de minimiser l'importance de ces orientations africaines encore fragiles, rappelons que chacun des pays africains aurait été infiniment moins vulnérable face à la reconquête coloniale si nous avions préservé ces liens entre nos élites et nos créateurs bien plus forts à l'époque de la libération nationale. C'est cela aussi réfléchir à un Salon qui réponde à nos besoins en nous libérant du mimétisme et du suivisme qui ne sont qu'un réflexe différé du colonisé. M. B. Extraits «…L'ordre de présentation des textes n'est pas aléatoire. Il a été établi selon l'âge des aînés évoqués par les cadets.»Ainsi, Patrice Nganang ouvre la revue par l'évocation du scribe Ibrahim Njoya qui a «labouré à l'ombre du sultan dont il porte le nom». Ce sultan… est l'inventeur de l'écriture bamoun. Cheikh Hamidou Kane revient sur les pas de Amadou Hampaté Bâ. Passionnément attaché à la culture orale de l'Afrique, ce dernier recommande aux nouvelles générations d'«user de l'écriture comme on le fait d'une arme ou d'un outil, pour à la fois défendre et illustrer l'identité et la condition humaine de l'homme d'Afrique». Boniface Mongo-Mboussa met l'accent sur le rôle précurseur de Léon-Gontran Damas. «Sans lui, nous dit-il, la négritude n'aurait pas existé. Et sans ce mouvement littéraire et idéologique qui a libéré la parole, nous ne serions pas là, aujourd'hui, à écrire.»Cinq ans après le décès de Jacques Rabemananjara qui a laissé «l'image d'un baobab majestueux nimbé de brume», Eugène Ebodé retrace son itinéraire tant politique que littéraire. Dans sa conclusion, il dit : «Son engagement pour une écriture d'affirmation, et non de soumission, portait la marque d'un grand esprit.» Sami Tchak nous parle de la magie qu'opère en lui la lecture de l'Enfant noir de Camara Laye, roman qui le replonge avec nostalgie dans l'enfance. «Camara Laye, dit-il, a réussi le plus difficile : creuser dans le particulier pour atteindre l'universel le plus profond et le plus durable.»François Nkeme aborde le problème de la langue à travers l'œuvre de Mongo Beti. Si ce dernier affirme qu'«écrire, c'est mettre un caillou dans la chaussure d'une société», s'agissant de la langue d'écriture, il pose une grande question : «Est-il bon que le français africain dérive trop au point de devenir incompréhensible aux autres francophones ?»Mohamed Sari nous relate sa rencontre avec Tahar Ouettar. Celui qui a été son premier guide dans l'écriture romanesque était un «artiste-abeille». Si son «miel» avait le goût de son époque, il était aussi riche des saveurs de ses aînés. «On ne peut bien innover, disait-il, que lorsqu'on a bien assimilé et maîtrisé ce qui a été fait avant nous.»Gilbert Gatore exprime son admiration pour l'œuvre de John Maxwell Coetzee, qui a été à l'origine de son propre désir d'écrire et qui a levé ses inhibitions. «Un jour, dit-il, on s'apercevra que cet auteur a accompli quelque chose de plus grand encore que son œuvre : sauver la liberté à travers le roman ; sauver le doute dans une époque qui fait de la certitude un canon esthétique et moral.»Enfin, dans le dernier texte, Caya Makhélé effectue «une plongée au cœur de la conscience du monde» en revisitant l'œuvre «visionnaire» de Sony Labou Tansi. Celui dont la vie fut si courte lui avait, un jour, confié :«Chaque génération vient au monde avec sa propre part de monde… Nous avons le devoir d'ajouter du monde au monde…»En vous souhaitant bonne lecture, nous émettons le vœu que l'Afrique parle livres vous donnera, à vous aussi, l'envie de visiter ou de revisiter l'œuvre de nos aînés. Samia Zennadi Chikh, chargée du département Afrique au 15ème Sila Les auteurs : 1- Patrice Nganang, écrivain et critique camerounais, a publié des romans, des recueils de poèmes et des essais, dont certains ont été traduits dans de nombreuses langues. Il est professeur de théorie littéraire à l'université de Stony Brook, dans l'Etat de New York. 2- Né en 1928 à Matam, au Sénégal, Cheikh Hamidou Kane est diplômé en droit et en philosophie. Il a été ministre du gouvernement sénégalais et haut fonctionnaire international. Il a notamment représenté l'Unicef dans de nombreux pays africains. Son roman, l'Aventure ambiguë, publié en 1961, est l'un des livres de notre continent les plus célèbres dans le monde. 3- Boniface Mongo-Mboussa, écrivain et critique congolais, est professeur de littérature francophone à la Columbia University de Paris et corédacteur en chef de la revue Africultures. Il est l'auteur de deux essais qui nous invitent à dépoussiérer notre vision du continent africain. 4- Né en 1962 à Douala, au Cameroun, Eugène Ébodé vit en France depuis 1982. Diplômé en sciences politiques et en communication et relations publiques, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont quatre romans. Depuis 2006, il tient une chronique littéraire dans le journal suisse le Courrier de Genève où il signe de remarquables portraits d'écrivains. 5- Sami Tchak, pseudonyme de Sadamba Tcha Koura, est un écrivain togolais né en 1960 et vivant en France depuis 1986. Titulaire d'une licence de philosophie et d'un doctorat de sociologie, il se consacre depuis quelques années à l'écriture. Sa production est riche aujourd'hui de dix livres. Avec son prochain roman, Une certaine Malienne, qui paraîtra en 2011, il revient à l'Afrique après s'être passionné pour l'Amérique latine. 6- François Nkeme est éditeur de formation. Après avoir travaillé aux Presses universitaires de Yaoundé, il crée sa maison d'édition, Proximité, qui deviendra le passage obligé des jeunes auteurs de son pays, le Cameroun. En 2007, Proximité s'unira à Interlignes et aux Éditions de la ronde pour créer Ifrikiya qui publie en moyenne quinze livres par an. François Nkeme est aussi écrivain. Il a publié trois romans. 7- Né en 1958, Mohamed Sari est professeur de sémiotique à l'Université d'Alger. Il est également critique littéraire et traducteur, du français vers l'arabe, de plusieurs romans d'écrivains algériens contemporains. Il est lui-même auteur de nombreux romans en arabe et en français. 8-Gilbert Gatore est un romancier rwandais né en 1981. En 1994, il fuit le Rwanda et se réfugie avec sa famille au Zaïre. En 1997, il s'installe en France. Son premier roman le Passé devant soi est, après le Feu sous la soutane de Benjamin Sehene, la seconde tentative d'un auteur rwandais d'aborder le thème du génocide par le biais de la fiction. Ce volume est annoncé comme le premier tome d'une suite intitulée Figures de la vie impossible. 9- Caya Makhélé est né à Pointe-Noire, au Congo-Brazzaville. Il a fait ses études universitaires en France et a d'abord travaillé comme journaliste pour divers journaux et magazines internationaux, avant de se consacrer entièrement à l'écriture, au théâtre et à l'édition. Auteur de plusieurs ouvrages, articles, préfaces et communications, il est actuellement directeur des éditions Acoria, créées à Paris en 1997.