à l'aube du cinquantième anniversaire de notre indépendance, les débats autour de notre identité, et par là même de notre destinée, sont pléthoriques. Au sein même de notre exécutif politique, les commentaires et les conclusions laissent libre cours aux aveux d'impuissance, aux analyses de nos échecs et aux rejets de nos rigidités et dysfonctionnements. Le Premier ministre en personne exprime à cet égard des constats mitigés, notamment à l'égard de notre industrie. La verbalisation de nos prises de conscience au plus haut sommet de l'appareil exécutif doit être saluée car elle est susceptible d'annoncer de nouvelles formes de régulation elles-mêmes profitables à l'économie, aux entrepreneurs privés et aux citoyens dans leur intégralité. Notre pays ne se donne pas encore la peine d'être évalué par des agences de rating internationales telles que Standard & Poor's, Fitch Ratings, ou Moody's Corporation ; ce qui n'empêche pas nos commentaires critiques pour qualifier les politiques sociales ou économiques en Algérie depuis des décennies. Pour jauger les opérations avortées, les projets économiques interminables, les gels décisionnaires, les dysfonctionnements financiers, fonciers, juridiques et fiscaux, les obstructions à l'entrepreneuriat, l'environnement hostile à la PME et à l'initiative privée, les blocages dans les rouages politiques ou administratifs, ou encore les contrats mal menés, nos conclusions sont sans appel : les pulsations de décisions et d'actions qui produisent une gestion saine et performante pour une nation économique forte et stable ne sont pas encore réunies en Algérie. Mais pose-t-on toujours le bon problème, les bonnes questions devant autant de désarroi ? Et si notre pays, au-delà de son legs collectiviste, ne pouvait se comprendre qu'à travers l'héritage contrasté de sa révolution ? Et si, en Algérie, l'objectif politique suprême n'était autre que d'endiguer en priorité le désordre et la discorde indissociables de notre enlisement post-révolutionnaire ? La question peut paraître étonnante, et pourtant, nous pensons qu'elle détient des clefs de compréhension convaincantes. L'ordre et la concorde, voilà deux maîtres-mots qui posent le socle de nos institutions. Une architecture inversée en somme qui mettrait la paix sociale avant l'équilibre social, la force de l'ordre avant l'ordre économique. La raison a parfois ses mystères que la raison même ne peut résoudre. Les observateurs et opérateurs algériens se désespèrent souvent de ne plus rien comprendre à la logique que sous-tend le système dans lequel ils évoluent bon gré mal gré. Là où ils souhaiteraient de la dérégulation associée à une planification exigeante, ils obtiennent à l'inverse des lois de finances expurgées de toute vertu planificatrice et des lois de finances complémentaires laborieuses mais des plus contraignantes et inflationnistes. Et là où ils revendiquent d'autres formes de régulation plus en adéquation avec les attentes des milieux d'entrepreneurs (ce que l'on appelle la “soft law” constituée essentiellement de normes professionnelles), ils décrochent à l'inverse un renforcement de la “hard law” constituée de textes trop durs quand il faudrait plus de liberté d'action et d'établissement ou, au contraire, trop mous quand la situation exige un véritable patriotisme économique donnant ses chances à un entrepreneuriat algérien émergent et dynamique mais entravé et mal accompagné. L'Académie algérienne de l'entrepreneuriat, récemment créée sous la présidence d'honneur du PCA de Cevital, Issad Rebrab, et sous la présidence de Karim Bencharif (P-DG de Sacace), aura de ce point de vue de nombreux défis à mener pour que demain l'entrepreneur algérien gagne en légitimité, appui et soutien. Notre pays ne se donne pas la peine d'être évalué Dans le champ économique, politique et régulatoire, la frustration des entrepreneurs, des salariés et des citoyens décuple lorsque ces derniers ont le malheur de comparer la situation algérienne à celle d'autres pays, d'autres systèmes, d'autres modèles… De désenchantement en désenchantement, chacun aura le loisir de constater que “comparaison n'est pas raison”, y compris à l'aune des voisins immédiats. Les raisons d'une telle incompréhension sont multiples mais ont un socle commun : en Algérie, la régulation est d'abord à la recherche de l'ordre avec une conception “napoléonienne” de la stabilité propre aux périodes post-révolutionnaires. Nous pensons que, quels que soient les problèmes que l'on rencontre en Algérie, qu'ils soient de nature institutionnelle ou d'initiative privée, leur résolution fondamentale ne passera que par une analyse historique sans complexe des conditions qui ont vu naître ce pays. Et s'il arrive que les hommes construisent le système dans lequel ils vivent, ce sont aussi les systèmes qui font les hommes. En Algérie, comme dans beaucoup de pays, il est illusoire de penser qu'on changera le système simplement en changeant les hommes. Tant que nous ne comprendrons pas, par une vision partagée, comment le système est né, comment il évolue et comment il perdure et se reproduit, nous ne pourrons le changer, et ne changeront ni les hommes ni leurs déviances. Ordre ou régulation ? Au lendemain de leur indépendance, acquise au prix d'une lutte politique et armée, les Algériens participent à l'avènement d'une République (le 25 septembre 1962) avec un esprit révolutionnaire qui préside à toutes les actions constituantes. Du Congrès de la Soummam aux schémas régulationistes puis socialistes, les choix sont d'abord et toujours des choix d'essence révolutionnaire et post-révolutionnaire où tout se fond derrière le mouvement composite du FLN dès août 1963, date de la première initiative constitutionnelle. Et même si elle s'inscrit dans un neutralisme positif et un non-alignement affiché au plan international, l'Algérie affirme son panarabisme tout en renonçant rapidement à l'idée d'un Maghreb uni. Qu'il s'agisse de la Révolution française de 1789, de la Déclaration d'indépendance américaine, des Révolutions soviétique ou chinoise, des guérillas cubaines ou des luttes armées indochinoise, vietnamienne et sino-vietnamienne…, toutes ces conquêtes — et les défaites coloniales ou de classe qui y sont associées — ont vu émerger des migrations de régimes vers des systèmes pro-révolutionnaires plus ou moins modérés. Toutes ces périodes ont vu également s'installer des luttes de chefs et de leadership, annonciatrices d'un pouvoir prospère pour les uns et d'une mise en quarantaine pour les autres. Les clans, les clubs, les jacqueries, les lobbys, les nomenklaturas… s'organisent et structurent progressivement un corps de règles à la mesure de leur projet de société, de leur projet politique, de leur projet économique et social. Les plus déterminés l'emportent souvent sur les plus conciliants, laissant aux jacqueries modérées la portion congrue du pouvoir (de faire et de dire). Bientôt, toute forme d'opposition est en passe de figurer au rôle d'agitateur du peuple et de la chose publique : la guillotine pour les uns, la chasse aux sorcières pour les autres, les goulags encore, sans oublier les arrestations arbitraires et les procès sommaires dont seront friandes les périodes post-révolutionnaires qui ont avant tout peur d'un retour à l'ancien régime (le retour au pouvoir d'une classe sociale ou l'avènement d'une forme préjudiciable de néo-colonialisme). Ce qui caractérise avant tout les périodes post-révolutionnaires, c'est cette idée insidieuse que la “patrie est en danger”, qu'elle est une “proie facile” à l'échelle internationale et qu'en son sein s'agitent des forces naissantes et velléitaires susceptibles de l'ébranler. Les récentes agitations médiatiques autour de l'intelligence économique en Algérie sont caractéristiques de cette paranoïa endémique. Alors que partout à travers le monde, l'intelligence économique est devenue un outil managérial et un outil de veille et d'orientation, indispensables aux investissements, nous semblons encore prendre nos distances avec ces pratiques au motif qu'elles mettent en péril nos institutions et nos intérêts. C'est casser nos propres boussoles pour ne pas informer de la position de notre navire, que d'agir ainsi. En Algérie, ce sentiment de porosité des frontières, de fragilité du socle de l'indépendance et d'asthénie des institutions et du destin même de la nation, est congénital ; autrement dit, il est lié à la naissance même de notre indépendance. Contrairement à la Déclaration d'indépendance américaine du 4 juillet 1776, par laquelle 13 colonies britanniques, situées en Amérique du Nord, font sécession du Royaume-Uni, mentionnant notamment : “L'histoire du roi actuel de Grande-Bretagne est l'histoire d'une série d'injustices et d'usurpations répétées, qui toutes avaient pour but direct l'établissement d'une tyrannie absolue sur ces Etats” (…) et que “tout lien politique entre elles et l'Etat de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous”, l'indépendance de l'Algérie est portée dès l'origine par un texte curieux (les accords d'Evian) cosigné par des parties belligérantes qui fragilise en sa base notre propre “déclaration d'indépendance”. Ainsi, ces accords mentionnent bien que “l'Etat algérien exercera sa souveraineté pleine et entière à l'intérieur et à l'extérieur”, mais indiquent aussi paradoxalement que “l'Algérie garantit les intérêts de la France et les droits acquis des personnes physiques et morales”, que “les intérêts français seront assurés notamment par (…) la préférence, à égalité d'offre, aux sociétés françaises dans l'octroi de nouveaux permis miniers”, que “l'Algérie concède à bail à la France l'utilisation de la base de Mers El-Kébir pour une période de quinze ans, renouvelable par accord entre les deux pays”, ou encore que “l'Algérie concède également à la France l'utilisation de certains aérodromes, terrains, sites et installations militaires qui lui sont nécessaires”. Avant la décolonisation pétrolifère, l'Etat algérien ne détient que 4,05 % des périmètres d'exploration contre 67,5 % à la France. *Professeur des universités Université de Nice Sophia-Antipolis Directeur de recherche au CNRS