Dès l'aube, le réseau de téléphonie mobile est perturbé. Les SMS ne passent pas. Cela va durer jusqu'au milieu de la nuit. Les folles rumeurs gagnent rapidement les foyers. Les Algérois prennent d'assaut les marchés de fruits et légumes, les supérettes, les boulangeries et les stations-services. Ils achètent tout en vrac : pain, lait, légumes, limonades, huile, sucre et autres provisions de bouche. Ailleurs, les émeutiers détruisent tout. D'autres, pris dans l'engrenage de l'inconscient collectif, volent tout ce qui est exposé dans les vitrines des magasins. De 8h à 23h, nous avons sillonné quelques quartiers de l'ouest et du centre de la capitale où la colère est toujours vive. Entre images et propagande, l'Algérois sombre dans le décor de la désinformation, de la manipulation, mais aussi dans la quête de la vérité. La psychose est totale. Visible. Ingérable. Jeudi matin, il est 8h30. À peine les élèves gagnent-ils les bancs de l'école, que la première “info” fait le tour d'Alger. Rouiba, Chevalley, Zéralda, Bab El-Oued et Belcourt se sont embrasés. Le silence radio des autorités aidant, les folles rumeurs vont bon train et la propagande se substitue à la communication et l'information. À 9h, les stations service sont prises d'assaut. Y compris, les camions et autres fourgons de police qui se greffent à la longue queue pour faire le plein de carburant. Des supérettes et des boulangeries baissent le rideau dès l'annonce des dégâts causés à certains magasins à Alger. Les policiers se font plutôt discrets par endroit. À 10h30, on a l'impression que les Algérois se sont donnés le mot pour vaquer à leurs occupations et rentrer chez soi pendant que les émeutiers préparent le décor. Au même moment, la rumeur de mardi matin refait surface : la rue sera investie juste après la prière vendredi (hier, ndlr) après-midi. “Ce que je ne comprend pas, c'est cette volonté de nous faire avaler des couleuvres que les jeunes ont synchronisé tous seuls ces événements. Tout soulèvement est légitime. Faut-il encore qu'il soit encadré et canalisé par des meneurs responsables. Ce qui s'est passé pour le moment relève, à mon sens, de la volonté de diaboliser encore notre jeunesse, de l'indexer davantage et de la stigmatiser. On dirait que nous sommes en guerre chaque fois qu'une émeute se déclenche alors que l'émeute elle-même n'est qu'une forme d'expression du ras-le-bol. C'est dommage, mais j'ai aussi la nette impression que la manipulation et la récupération politiques vont, encore une fois, l'emporter”, nous explique cet enseignant en sciences juridiques rencontré à Dély Brahim. La Rue, Internet et point de SMS À midi tapante, on nous apprendra que les émeutes gagnent d'autres quartiers d'Alger : Kouba, Bachdjerrah, les Eucalyptus, Douéra, Chéraga et Aïn Benian. “C'est faux. J'habite à Aïn Benian. Hier soir (dans la nuit de mercredi à jeudi, ndlr), il y avait effectivement des émeutes, mais pas ce matin. Il y a trop de manipulation. La colère des jeunes est juste et justifiée. Le chômage les ronge et la misère les enfonce dans la drogue et la dépravation. Les pouvoirs publics savaient que la chose est grave. Que chacun prenne ses responsabilités", témoignera ce sexagénaire qui n'est près d'oublier cette nuit blanche. Sur la toile du web, les émeutiers se transmettent des messages et se donnent rendez-vous. Les SMS ne passent plus alors que le réseau de la téléphonie mobile est complètement perturbé par endroits. Il est 14h, Alger-centre respire mieux. Aux environs de la Grande Poste, en revanche, la situation allait dégénérer, n'était la vigilance des services de sécurité. “Un camion de convoyage de fonds a échappé de justesse aux jeunes armés de barres de fer et d'armes blanches. Les brigades antiémeutes étaient là à attendre l'ordre d'intervenir en cas de situation extrême. Seuls les policiers en civil encadraient les rues et les ruelles. Cela me rappelle octobre 1988, quand les jeunes s'en prenaient aux magasins et détruisaient tout ce qu'il y avait sur leur passage et volaient les vitrines”, nous dira un père de famille, témoin de ces émeutes qui ont touché Alger. À Bab El-Oued, les émeutiers repoussent les journalistes et les photographes. “Ici, c'est nous qui dirigeons ! Allez filmer ailleurs. Nous n'avons pas besoin de journaux, de radio ou de la télévision. Dites-leur que nous allons tout brûler demain (vendredi, ndlr)”, crie un émeutier à l'endroit des journalistes et des reporters photographes. En revanche, d'autres émeutiers invitent les mêmes journalistes à parler des prix des produits alimentaires, des fruits, des légumes, des salaires et de l'emploi. Alger à l'écoute de… l'Algérie ! À 15h, toutes les télévisions du monde reprennent les premières images de la protestation. Plus tard, ces mêmes télévisions inviteront des personnalités politiques à intervenir pour “expliquer” au monde “les raisons de l'émeute” et donner leur “lecture sur la situation socioéconomique de l'Algérie”. Au soir, le lien sera vite fait par la vox populi entre les évènements de Tunisie et ceux d'Algérie. “C'est le malaise général dans le Maghreb. C'est une crise qui annonce autre chose”, diront d'autres voix. À 19h30, la police encercle les hauteurs d'Alger. La colère gagne Chevalley, ensuite, aux environs de 20h, Draria. Ici, on rassure qu'il n' “y a pas grand-chose, mais que chacun rentre chez soi et vite”. Au même moment, plusieurs autres quartiers et cités de l'Algérois s'embrasent. Les jeunes investissent la rue à Rouiba, Bab Ezzouar et Dergana. Pneus brûlés, arbres arrachés, magasins attaqués, routes coupées, symboles de l'Etat détruits, cliniques médicales, lycées, usines, rien que ça. L'intervention télévisée d'un des ministres du gouvernement n'apaisera pas la colère des jeunes décidés à aller jusqu'au bout de leurs revendications. Il est 22h30, la capitale se vide, au fur et à mesure le calme revient. Dans certains quartiers, les émeutes ne s'arrêteront qu'aux environs de minuit. “Repos du guerrier”, les émeutiers ne décolèrent pas et promettent de récidiver. Ces derniers prendront tout de même la température des autres régions du pays. “Nous savons que nous ne sommes pas les seuls à sortir dans la rue. Toutes les régions d'Algérie souffrent de la mal-vie. Hier, c'était Oran, aujourd'hui c'est encore Alger, Béjaïa, Boumerdès et Tipasa. Je sais que la route de Blida vient d'être fermée par des émeutiers. Demain, on verra…”, criera un émeutier aux policiers en faction devant l'école de Châteauneuf.