La Tunisie s'est débarrassée d'un dictateur, mais pas encore de la dictature. Le vent de liberté qui souffle sur le pays ne semble pas donner des ailes aux politiciens les plus avertis. Ils savent que la rue peut défaire des rois, mais elle ne peut pas en créer. Les Tunisiens ont gagné la bataille de la destitution du dictateur, il leur reste à gagner la guerre contre la dictature. La rue continue à servir de défouloir, de soupape de sécurité pour un pouvoir provisoire qui ne sait toujours pas dans quelle direction aller. Les scénarios de l'après-Ben ali sont tous flous et la crainte de voir une dictature maquillée s'installer en Tunisie n'est pas exagérée, tellement les choix qui s'offrent présentement aux Tunisiens restent tributaires d'un passé pesant. Il y a d'abord l'homme fort de la Révolution du Jasmin, le héros du peuple, le général Rachid Ammar. Cet officier formé par les Américains était à la tête de l'armée de terre, tout comme Zine El Abidine Ben Ali. Ce dernier avait tout fait pour affaiblir l'armée au profit de la police. L'armée tunisienne ayant été formée par les Américains, le général Ammar a toujours entretenu de bonnes relations avec Washington. Selon des sources proches du dossier, il aurait été en connexion directe avec les autorités américaines pour tenter de convaincre Ben Ali de quitter le pouvoir. L'armée tunisienne a hérité de la présidence Bourguiba une forte tradition de non-ingérence dans les affaires politiques. Elle a ensuite été marginalisée par Ben Ali, pourtant lui-même militaire, au profit de la police dont les effectifs, environ 150 000 hommes, ont été multipliés par quatre depuis son arrivée au pouvoir fin 1987. Face aux hommes du ministère de l'Intérieur, qui ont exécuté les basses besognes du régime depuis le début de la crise, l'armée compte 35 000 soldats, dont 27 000 pour l'armée de terre. Le général Ammar est rétabli dans ses fonctions dès le lendemain du départ du président Ben Ali du territoire tunisien. Mais Rachid Ammar traîne un sacré défaut : ce n'est pas un politique et il est un piètre tribun. Du coup, les regards se tournent vers son ami, l'autre officier formé par les Américains, Kamal Mordjane, qui occupait le poste de chef de la diplomatie et qui a démissionné, juste avant le remaniement du gouvernement de transition. Se met-il en réserve pour les échéances futures ? Possible. Mais il faudrait qu'il fasse un grand effort pour faire oublier à la rue tunisienne qu'il faisait partie du régime de Ben Ali. Difficile équation. Même si tout plaide pour un scénario à la turque en Tunisie, les contours du nouveau pouvoir restent difficiles à cerner. L'actuel président par intérim Fouad Mebazaâ, ancien président de la Chambre des députés, 78 ans, est un homme à la santé chancelante, qui n'a ni autorité ni envergure ou ambition. Les Tunisiens ironisent sur son effacement, en lançant un avis de recherche le concernant. C'est que le nouveau président par intérim n'a fait aucune déclaration depuis son installation et tout indique que c'est Mohamed El Ghannouchi, le Premier ministre, qui est le véritable président de la transition. Même s'il a résisté à la pression de la rue qui réclame sa démission, El Ghannouchi a fait une concession de taille : il abandonnera la politique une fois la transition arrivée à son terme. Qui, alors, prendra les rênes de la Tunisie ? Ahmed El Mestiri, ancien ministre de la Défense, plébiscité par une bonne partie des Tunisiens, décline l'offre. Après avoir observé un silence de vingt ans, l'homme se livre à la presse après avoir été interdit de parole. Il suggère que le gouvernement de transition “se contente de gérer les affaires courantes et propose la création d'une commission d'encadrement de la Révolution qui serait en charge de préparer l'assise juridique et politique pour les élections présidentielles et législatives qui devraient avoir lieu dans les six mois. Mon souci est de protéger la Révolution, ses objectifs et ses revendications. Je ne le répéterai jamais assez : je n'ai aucune ambition politique, ni maintenant ni dans l'avenir. L'essentiel est que cette commission parvienne rapidement à réaliser la rupture effective avec l'ancien régime, avec ce qu'il compte comme hommes, comme lois, comme organisations et institutions élues, notamment le Parlement (…) Je crains une grosse déception. Les restes de l'ancien régime guettent la moindre occasion pour s'attaquer à la Révolution. Ces derniers sont comme des mines enfouies sous terre, prêtes à exploser à tout moment”. Pour l'instant, les seuls à avoir clairement affiché leurs intentions sont Moncef Marzouki, l'exilé de Paris (depuis 23 ans). Ce dernier, rentré la semaine dernière en Tunisie, a failli être lynché par la foule place de La Casbah, lui, qui avait annoncé sa candidature depuis un plateau télé parisien. Il y a aussi le journaliste Toufik Ben Brik, qui annonce, depuis Paris, qu'il se porte candidat à la présidentielle. Mais personne, en Tunisie, ne les prend au sérieux. En tout état de cause, la donne islamiste semble être incontournable en Tunisie. La récupération de la Révolution du Jasmin est bien entamée, surtout avec le retour triomphal de Rached Ghennouchi. Même si ce dernier affirme qu'il ne brigue pas la présidence de la Tunisie, son mouvement compte peser dans le futur Parlement et le futur gouvernement. En face, c'est le désert, ou presque. Les partis laïcs, notamment de gauche, ont du mal à avoir une assise populaire, surtout ceux qui étaient interdits durant les deux décennies de règne de Ben Ali. L'opposition officielle, elle, ne jouit d'aucune crédibilité, sachant qu'elle servait de façade au régime déchu. Il reste les organisations de la société civile qui ont accompagné la révolution. Il y a la puissante Centrale syndicale (UGTT). Abdesselam Djerad, le secrétaire général de l'UGTT, martèle que son organisation continuera à protéger la Révolution et plaide pour la création d'une commission de protection de la Révolution. Mais plusieurs membres du comité directeur de l'UGTT ont voté contre la composition du gouvernement de transition et persistent à revendiquer le départ de tous les membres de l'ancien système. Les opposants à Djerad lui rappellent qu'il a été le soutien indéfectible du régime déchu. Il y a la corporation des avocats, qui s'est impliquée de façon très active dans la révolte et se fondait au milieu des foules pour les sensibiliser et prendre en charge leurs doléances. Les avocats ne comptent pas s'arrêter en si bon chemin et mettent en place une commission pour prendre en charge toutes les victimes de l'ère Ben Ali. Un chantier à hauts risques, sachant que les restes de l'ancien régime font preuve d'une capacité de résistance inouïe. Il suffit de voir le climat de tension persistant en Tunisie, les multiples tentatives de semer des fauteurs de troubles au sein des manifestants et les folles rumeurs savamment orchestrées pour s'en rendre compte. Le RCD de Ben Ali n'est pas encore dissous et ceux qui en ont profité n'ont pas l'intention de tout abandonner. La polémique au sujet de l'évacuation de la place de La Casbah est, à elle seule, significative des coups bas que les uns et les autres sont en train de se donner. Le ministère de l'Intérieur, dans un communiqué diffusé ce samedi nie avoir ordonné l'évacuation de cette place. Il parle de provocations de la part des manifestants. La question du rôle de la police, bras armé de Ben Ali, reste entièrement posée. On soupçonne cette dernière d'avoir introduit des casseurs parmi les manifestants en vue de provoquer des heurts. Ceux qu'on appelle ici “bobs” sont accusés d'avoir tué, volé et réprimé avec férocité les manifestants. Ils sont soupçonnés de vouloir maintenir un climat de terreur et d'anarchie en Tunisie. Les “bobs” continuent d'agir avec les anciens réflexes. Plusieurs journalistes ont été malmenés pendant les manifestations. Samedi soir, le cameraman de Russia Today a été passé à tabac par des “bobs” en civil, sous le regard amusé des forces anti-émeutes, avenue Habib-Bourguiba. Ces derniers, en pleines émeutes, ne se gênent pas de rançonner les jeunes revendeurs de cigarettes à la sauvette, au vu et au su de tout le monde. Ben Ali est parti, le “Ben Alisme” résiste encore. La désignation des nouveaux membres du gouvernement de transition n'a pas levé toutes les craintes. Même si le nouveau ministre de l'Intérieur, Farhat Radjehi, ancien juge, démis à deux reprises de son poste à cause de ses positions courageuses, est très apprécié par ses collègues magistrats, la rue continue à scander tous les jours : “Le ministère de l'Intérieur est un ministère terroriste.” Des interrogations continuent à entourer la désignation du nouveau ministre de la Défense, Redha Grira, un ancien du RCD. Ce dernier, médecin de formation, avait occupé des postes ministériels sous Ben Ali, notamment la Recherche scientifique. Sa désignation conforte la thèse selon laquelle le général Amar serait le véritable patron de l'armée.