Le monde arabe s'embrase. Tunisiens et Egyptiens ont mis leur dictateur hors jeu. Yéménites, Jordaniens et Marocains réclament à leur tour, démocratie et dignité. Craignant la contagion, le Président algérien demande à ses ministres de prendre des mesures pour apaiser la rue. Jusqu'où peuvent aller ces révoltes ? D'origine syrienne, la chercheuse Bassma Kodmani, directrice de l'Initiative arabe des réformes, un centre de réflexion basé à Beyrouth et à Paris, analyse les évènements. Liberté : Les révoltes tunisienne et égyptienne peuvent-elles gagner l'ensemble du monde arabe ? Bassma Kodmani : Les manifestations s'enchaînent. La révolte tunisienne du mois de décembre 2010, qui a fait tomber le président Ben Ali après 23 ans de pouvoir absolu, a gagné l'Egypte où Moubarak a été mis hors jeu par la pression populaire. Les Jordaniens, les Algériens et les Marocains se mettent en marche, et les Yéménites viennent de pousser leur président à ne pas se représenter aux prochaines élections. Un effet domino ébranle des dictatures arabes, que l'on croyait intouchables. Longtemps muette, la rue arabe se soulève subitement. Pourquoi ? En place depuis des années, les dictatures muselaient les médias traditionnels (journaux, magazines, radio, télévision). Les nouvelles technologies de communication que sont les sites Internet (blogs, Twitter, facebook) permettent aujourd'hui aux citoyens d'échanger par-delà des frontières, en échappant aux censures des Etats et aux répressions policières. Ces nouveaux médias unissent les populations, leur offrant du Maroc à l'Irak un objectif commun. Il y a vingt ans, un évènement comme le suicide du jeune vendeur tunisien, Mohamed Bouazizi, n'aurait pas dépassé les murs de sa ville. Le 17 décembre dernier, lorsque le drame s'est produit, des citoyens ont filmé la scène sur leur téléphone portable, puis diffusé les images grâce au Web. Le drame a été vu dans le monde entier. La révolte a fait tache d'huile, s'est amplifiée. Les nouvelles technologies sont un phénomène fédérateur pour la jeunesse. Elles construisent un langage qui lui est commun. Vous insistez beaucoup sur le rôle des jeunes... Contrairement aux dirigeants, dont l'âge dépasse souvent la soixantaine (*1), entre 50% et 60% de la population des pays arabes ont moins de 35 ans. Ces caciques, au pouvoir depuis des décennies, ont privé la jeune génération de toute promotion sociale. Aujourd'hui, les jeunes réclament la place qui leur a été refusée. Ils veulent être intégrés pleinement dans la société, y jouer un rôle. Ils descendent dans la rue pour faire entendre leurs revendications. Qu'y a-t-il de commun entre la révolte égyptienne et les manifestations yéménites, entre la rue tunisienne et la rue jordanienne ? Si la population tunisienne, homogène, n'est pas la même que celle du Yémen, tribale et clanique, on retrouve pourtant un grand nombre d'aspirations communes. Lesquelles ? La volonté de lutter contre la corruption et le clientélisme. Le désir de voir les richesses naturelles (le pétrole, le gaz, etc.) mieux réparties entre les couches de la population. Le décalage entre les riches et les pauvres est insupportable pour ces jeunes, dont beaucoup restent sous-employés, malgré des études universitaires. Ils veulent en finir aussi avec le gaspillage et la gabegie de leurs dirigeants. Cette génération n'a plus envie de vivre dans la peur et l'angoisse. Ce sont ces mêmes revendications que l'on entend dans toutes les manifestations. Si on assiste à des mouvements spontanés, on ne voit pas émerger des partis d'opposition structurés, capables de canaliser la révolte… Les dictatures ont désorganisé les partis d'opposition. Ces derniers ont été mis sous l'éteignoir, et les hommes qui les représentaient ont souvent dû s'exiler. Il faudra un certain temps pour que des formations se structurent autour de leaders emblématiques. En Egypte, Mohamed El-Baradeï, prix Nobel de la paix, ou Amr Moussa, l'ancien ministre des Affaires étrangères, sont des personnalités d'opposition reconnues, mais ils ne disposent pas de partis vraiment forts pour les épauler. Les seuls partis d'opposition structurés semblent être les islamistes. Y a-t-il un danger intégriste ? Les islamistes font partie du paysage politique de nos pays. Nous devons en tenir compte. Au lieu de frémir, posons-nous cette autre question : comment les intégrer pour en faire des partis politiques jouant le jeu de la démocratie ? Mettre les groupes islamistes à l'écart entraîne leur radicalisation. Mieux vaut tenter le pari de l'intégration. Comment ? Les partis d'opposition doivent être intransigeants en obligeant les islamistes à se déterminer clairement sur des points importants de la société à venir. Choisir une constitution civile plutôt que la charia, se prononcer sans équivoque sur la liberté des femmes, reconnaître les non-musulmans comme des citoyens de droit, rompre avec la violence comme moyen de pression. En Egypte, nous constatons que les islamistes ne constituent pas un bloc monolithique. Sur la place Tahrir, lieu des manifestations au Caire, il existe une scission entre les jeunes, adeptes du dialogue et de l'Internet, et les anciens ancrés dans un conservatisme d'arrière-garde. C'est un signe plutôt encourageant. Quel rôle peut jouer l'Occident dans le processus de démocratisation des pays arabes ? L'Amérique et l'Europe doivent rompre avec les anciens autocrates, et engager un dialogue avec les nouvelles forces politiques présentes, garder également une attitude ferme envers les partis (religieux ou laïcs), qui ne respecteraient pas la démocratie.Une transition pacifique est une chance réelle de construire des démocraties dans cette région et de maintenir de bonnes relations avec les pays occidentaux. C'est notre intérêt à tous. (*1) Des dirigeants qui s'accrochent Arabie Saoudite : Abdallah ben Abdelaziz Ben Saoud, 87 ans, 6 ans de pouvoir. Egypte : Moubarak, 82 ans, 30 ans de pouvoir. Tunisie : Ben Ali, 74 ans, 23 ans de pouvoir (Fouad Mebazaa, son successeur a 78 ans). Algérie : Abdelaziz Bouteflika, 74 ans, 12 ans de pouvoir. Libye : Khadafi, 70 ans, 42 ans de pouvoir. Yémen : Abadallah Saleh, 68 ans, 32 ans de pouvoir. Jordanie : Abadallah II, 49 ans, 12 ans de pouvoir. Maroc : Mohammed VI, 47 ans, 12 ans de pouvoir. Syrie : Bachar Al-Assad, 45 ans, 11 ans de pouvoir.