Il convient de tirer les enseignements des expériences étrangères. Une vue d'ensemble d'abord. L'évolution des cinquante dernières années a mis les pays en concurrence économique directe. Les pays occidentaux développés ne parlent plus alors que de compétitivité et donc de capacité locale à battre les autres sur les marchés locaux et internationaux, devenus beaucoup plus ouverts. L'Algérie n'est malheureusement pas encore dans le jeu, peut-être parce que le jeu de la concurrence internationale n'est pas encore bien compris par tous.Les études montrent, et les pays reconnaissent maintenant qu'il y a trois types d'entreprises : les “Eléphants”, les “Gazelles” et les “Souris”. Les premières sont les grosses locomotives qui constituent la base industrielle du pays. En Algérie, on pourrait inclure dans cette catégorie quelques entreprises spécifiques, comme Sonatrach ou Sonelgaz. Ces entreprises ne modifient que marginalement la position compétitive d'un pays. Les Gazelles sont les entreprises petites et moyennes (20 à 500 employés) dont la croissance est très forte, généralement deux à trois fois la croissance de leur secteur d'activité. Ces entreprises sont considérées comme cruciales pour la compétitivité d'un pays. Ce sont elles qui sont les plus gros générateurs d'emplois, d'innovation et bien sûr d'exportations. En Europe, on considère que l'Allemagne est le pays le mieux nanti en Gazelles. Le Mittelstand (la classe moyenne en traduction littérale) est considéré comme crucial pour la compétitivité et le bien-être allemand. Finalement, il y a les Souris qui sont les toutes petites entreprises, de moins de 20 employés. Celles-ci sont créatrices d'emplois ; mais leurs capacités d'action et d'innovation sont plus faibles. Toutefois, le tissu de Souris est essentiel à l'économie d'un pays. Les Souris et les Gazelles représentent habituellement autour de 99.5% de toutes les entreprises. Elles génèrent environ 75% des emplois, 40% des impôts et souvent sont le mécanisme par lequel les jeunes sont socialisés à l'emploi. Ainsi donc, les entreprises sont l'économie d'un pays. Dans les pays industrialisés, le nombre d'entreprises est considérable. Le ratio à la population est généralement supérieur à une entreprise pour 20 habitants. En conséquence, travailler à dynamiser l'économie consiste alors à dynamiser l'action de ces entreprises. Partout à travers le monde, les gouvernements aident les entreprises à réussir dans leurs marchés. Par exemple, aux Etats-Unis, les jeunes pousses en forte croissance sont aidées par la Small Business Administration (SBA), une agence puissante qui développe un grand nombre de programmes pour stimuler la capacité compétitive des entreprises moyennes et petites. Accroître la compétitivité pour dynamiser les entreprises, il faut accroître leur capacité concurrentielle. Il y a en général trois grands domaines d'action privilégiés par les pouvoirs publics : le financement des Gazelles et des Souris en particulier ; l'innovation de toutes les entreprises, mais surtout des Gazelles ; la réduction des charges et des coûts administratifs. Le financement des entreprises en émergence et en croissance Il y a généralement trois grandes sources de financement pour les entreprises émergentes ou en croissance : (1) l'endettement par le système bancaire; (2) l'accroissement des fonds propres par la Bourse; (3) l'accroissement des fonds propres par l'apport de financiers providentiels (business angels). Le système bancaire est généralement biaisé contre les petites entreprises et celles moyennes qui prennent des risques. Généralement aussi, les banques ont une compréhension médiocre des PME et de leur dynamique. Pour faire face à cela, les gouvernements les plus dynamiques ont créé des systèmes d'assurance fournissant des garanties qui permettent aux banques d'accepter de financer. Mais le système de prêts a des limites lorsque l'entreprise prend de grands risques. Le marché boursier est alors une première possibilité. C'est l'existence du marché boursier qui permet à ces investisseurs intermédiaires de prendre les risques. Le marché boursier est pour eux la récompense ultime. Ils ne pourraient s'impliquer si le marché boursier n'existait pas. On voit donc pourquoi il est très important de développer le marché boursier en Algérie. Une troisième alternative en matière de financement est le développement de fonds publics-privés de capital de risque, dans des situations où le privé a tendance à ne pas se lancer seul. Finalement, on trouve des formes ad hoc diverses parmi lesquelles de multiples programmes publics destinés à réduire la charge des entreprises. Aider les entreprises à innover La compétitivité des nations dépend de leur capacité d'innovation. Or, une grande partie de l'innovation vient des entreprises. Les expériences les plus intéressantes pour l'Algérie sont nombreuses, mais nous nous intéresserons en particulier à celles de l'Allemagne, de la Corée du Sud et de Taiwan. La Corée du Sud et Taiwan ont construit leur développement sur les entreprises et sur une dynamique particulière des rapports entre le public et le privé. Les démarches ont cependant été très différentes. En Corée du Sud, le principe a été de construire des champions nationaux privés qui ont ensuite servi de moteurs au développement des PME et de la recherche. Ainsi, se sont constitués des pôles, puissamment aidés par le gouvernement, qui ont donné naissance aux géants. Le rôle du gouvernement a été de mettre les acteurs ensemble, de superviser la progression, d'amener à la table les universités et les centres de recherche publics, puis de stimuler tout le monde grâce à des subventions très ciblées. À Taiwan, la méfiance des grandes entreprises a fait que le modèle de développement s'est construit surtout sur les PME, assisté par des agences gouvernementales. Les centres de recherche, bien financés et bien pourvus en chercheurs, étaient orientés par des conseils composés notamment de représentants d'entreprises et du gouvernement. C'est l'Allemagne qui représente le cas le plus intéressant, parce que le mieux articulé par ses promoteurs. Dans un rapport de 2005, confirmé en 2010, les deux tiers des entreprises allemandes industrielles étaient innovantes. Les raisons avancées pour un tel succès étaient : Forte internationalisation des industries et leur confrontation constante à la concurrence internationale ; Poids important des PME dans la R&D industrielle et leur concentration dans les branches phares de l'industrie (automobile, chimie, construction mécanique). Dans ces domaines une PME sur deux exporte ; Forte culture du travail en coopération et en partenariat dans le Mittlestand, avec comme résultat une diffusion rapide des savoirs et des inventions, même d'un secteur à l'autre ; Système de formation qui met l'accent sur les métiers plutôt que sur les diplômes. Dans ce cadre-là, le Mittelstand fournit 80 à 90% de l'ensemble des stages et des possibilités d'apprentissage ; Système de soutiens très diversifié et très élaboré, avec des politiques de développement de technologies-clés (e.g. nanotechnologies, biotechnologies, TIC, etc.) ; Développement de pôles d'excellence pour la recherche fondamentale et universitaire, mais avec un accent sur le soutien à la PME ; Aide au démarrage de startups technologiques, au financement, à l'exportation, à l'utilisation des TIC, à la modernisation administrative, etc. Cependant, l'initiative émane toujours du terrain. Elle doit toujours venir du bas. Il faut que les entreprises du Länder soient demandeuses. Un cadre administratif facilitateur Le rôle de l'administration est relativement bien compris aujourd'hui, puisque des organismes internationaux mesurent la facilité avec laquelle on peut faire des affaires dans un pays donné. L'Algérie est bien entendu très mal positionnée en la matière. C'est en Amérique du Nord qu'on trouve les exemples les plus convaincants. Au Canada, l'ensemble de l'appareil gouvernemental, que ce soit au niveau provincial ou fédéral est préoccupé par la nécessité de faciliter les choses aux entreprises. Même le service des impôts, pourtant très rigoureux, est particulièrement sensible et préoccupé par la situation des entreprises. Dans son comportement général, il aurait plutôt tendance à donner le bénéfice du doute aux entreprises au lieu de se précipiter pour les sanctionner à la moindre suspicion. Il faut moins de 30 minutes pour créer une entreprise au Canada et il suffit d'un appel téléphonique pour obtenir tous les services. Les entreprises et en particulier les PME font affaires avec des personnes qui comprennent leur situation et qui considèrent que c'est leur métier de leur faciliter la tâche. Que signifie tout cela pour l'Algérie ? Même si, ici ou là, on trouve des initiatives utiles de l'administration algérienne, le manque de coordination est considérable et la culture dominante est anti-entreprise. Les agences d'encouragement de l'investissement et le ministère des PME font des choses utiles avec difficultés. Mais le résultat général est très faible, déprimant pour les fonctionnaires et bien entendu pour les entreprises.Ce qui attriste les nombreux experts algériens qui se sont penchés sur le problème des entreprises, c'est le très grand décalage qui existe entre le rôle que doit jouer l'administration gouvernementale et son comportement actuel. L'Algérie est un petit pays par le pouvoir économique, et son émergence nécessite un comportement de la part des autorités gouvernementales plus intelligent et plus stratégique que celui des concurrents. Il y aurait environ 340 000 PME privées et 600 PME publiques. De plus, 160 000 entités ont des activités artisanales. La plupart de ces entreprises sont des Souris, parce que les conditions ne sont pas favorables aux Gazelles dont le nombre pourraient être d'environ 200, si on compte les entreprises du groupe Cevital séparément. L'Algérie a besoin et peut en générer un très grand nombre. Pour cela, Il faut regarder les autres, comprendre la position économique du pays et agir pas à pas, de façon à ce que les entreprises locales réussissent, génèrent des emplois et deviennent innovatrices. C'est un cheminement long et progressif. Au lieu de cela, les années qui viennent de s'écouler nous ont mis face à des décisions incohérentes, une mise à l'index des gestionnaires et des entrepreneurs, avec pour résultat une économie qui ne fonctionne presque pas. On peut cependant faire l'hypothèse que c'est la situation de profonde division politique qui empêche l'administration de se comporter de manière intelligente. Les politiciens, notamment le Président et les officiers de l'armée qui jouent un rôle dans la direction du pays, doivent s'unir, offrir une vision économique mobilisatrice et engager l'administration à travailler à la réalisation de cette vision. Nous avons argumenté que la complexité justifie la décentralisation de l'action économique et la démocratisation de l'action politique. L'Algérie a besoin de toutes ses têtes pour survivre C'est par exemple au niveau des régions que les syndicats, les associations patronales et la société civile, aidés par les universitaires et les experts doivent apporter leurs contributions les plus importantes. Les lois, ainsi que les politiques, doivent être conçues pour que cela soit possible. Alors, en reconnaissant son rôle et en en faisant le fer de lance de l'économie, verra-t-on l'entreprise contribuer à rendre vivant le serment que les martyrs ont fait de libérer le pays. T. H. (*) Professeur de stratégie à HEC Montréal