Entretien réalisé par Badiaa Amarni LA TRIBUNE : Quelle évaluation faites-vous des réformes économiques entreprises par l'Algérie depuis maintenant une décennie ? Y a-t-il eu des changements palpables ? Mourad Preure : Il reste beaucoup à faire à mon avis. L'approche des réformes a été pendant longtemps pervertie par les courants ultralibéraux qui avaient déferlé sur le pays et qui avaient assimilé abusivement les réformes au désengagement total de l'Etat de la sphère économique et à l'ouverture tous azimuts de notre économie. Cette approche ne correspond ni aux réalités socio-économiques de l'Algérie, ni n'est scientifique. Le fameux «consensus de Washington» a fait des ravages, y compris et surtout à Washington avec la crise financière que l'on vit ! Et l'ironie de l'histoire, c'est de voir des dirigeants réputés pour leur libéralisme comme le président français et le Premier Ministre britannique prôner un rigoureux interventionnisme étatique ! Il reste que notre économie doit se mettre à l'heure mondiale, dans un contexte de forte interdépendance des économies et d'accroissement de la complexité. Nous ne pouvons plus traiter les questions économiques avec les anciens paradigmes. Il nous faut des acteurs économiques en mesure de se confronter à la compétition internationale de plus en plus intense, des acteurs innovants et tournés vers la nouvelle économie fondée sur la connaissance et les réseaux de savoir. En effet, il reste beaucoup à faire ! Notre secteur financier doit être modernisé et pouvoir tirer avantage des nouvelles conditions offertes par la globalisation financière tout en développant une expertise de nature à le protéger des risques qu'elle entraîne et qui nous atteignent de toute façon. Dire d'ailleurs que notre secteur financier étant sous-développé et déconnecté du système financier international nous prémunissait de la crise n'était pas exact, et on l'admet aujourd'hui. Il faut bien considérer qu'il y a une tertiarisation de la croissance économique mondiale où les secteurs à haute charge en matière grise ainsi que les banques et la finance en général sont à l'origine d'une part importante de la croissance de leurs pays. L'Algérie ne peut pas dans ces conditions rester réglée à l'heure des années soixante-dix et attendre de ses avantages comparatifs naturels (énergie, bas coût de main-d'œuvre) le salut. Les réformes, selon moi, doivent avoir pour but de libérer les énergies dans le pays, donner aux entrepreneurs au sens noble, ceux qui risquent leur argent pour créer de la richesse et réaliser des profits, l'opportunité de réussir. C'est aussi multiplier les moteurs de croissance pour notre économie qui n'a aucune raison de se confiner dans une logique de rente alors que notre peuple est jeune, relativement instruit, ouvert sur le monde et notre pays idéalement situé face à l'Europe et suffisamment près des Etats-Unis, et est doté d'une riche expérience industrielle. Les réformes doivent insuffler un élan nouveau à notre économie en instaurant les règles d'une saine concurrence, en valorisant par des subventions, des dispositifs fiscaux mais aussi par un investissement direct de l'Etat, l'innovation et l'engagement des acteurs nationaux dans les technologies de l'information et de la communication. En ce sens, l'université doit être à la base de l'effort de relance de l'économie nationale. On doit la porter aux standards internationaux d'excellence et l'articuler solidement au secteur productif. L'Algérie n'évolue pas dans un espace fermé, isolé. Elle fait partie d'un monde interdépendant et de plus en plus complexe où évoluent des acteurs globaux, qui ont la taille nécessaire pour intervenir partout dans le monde et qui localisent leurs activités productives et leurs centres de recherche en fonction de leurs intérêts. Dans ce sens, il faut que l'Etat algérien prenne la mesure des nouveaux enjeux et mette en ordre de bataille tous les acteurs en mesure de constituer le fondement de sa puissance. Ces acteurs sont les entreprises, publiques et privées, les universités ainsi que toutes les institutions de souveraineté qui interviennent de plus en plus dans le jeu économique. A cet égard, il faut observer que nous avons accumulé beaucoup de retard. Donc en réponse à votre question, les changements restent insuffisants. Il y a un problème de doctrine qui complique l'intelligence des réformes. Il faut que l'Etat comprenne qu'il lui revient de jouer un rôle leader dans le processus, et il doit assumer sans complexe ce rôle. Bien entendu, il faut qu'il se désengage de beaucoup de secteurs économiques, mais il faut que, dans le même temps, il mette en place l'arsenal juridique, réglementaire et fiscal nécessaire pour lui permettre de jouer son nouveau rôle. La loi de finances complémentaire 2009 s'engage résolument dans ce sens. Il semble au vu des dernières mesures prises sur les investissements étrangers et les sociétés d'importation que l'on se dirige vers plus de réalisme même si la thérapie peut paraître brutale pour certains. Quoi qu'il en soit, l'Etat commence à trouver ses marques en tant que régulateur et grand ordonnateur du développement national, en tant qu'Etat stratège. Il lui reste à apprendre à communiquer avec tous les acteurs économiques, patronat, syndicats, commerçants, universitaires pour les impliquer dans l'effort global. Il doit apprendre à écouter, à débattre de ses choix, à s'inspirer utilement des «best practices» internationales. Je pense que la communication est ici un enjeu stratégique. S'il ne communique pas, d'autres communiqueront à sa place, et pas forcément avec innocence et dans le bon sens. La LFC 2009 a institué plusieurs dispositions visant à une réglementation rigoureuse des différentes activités économiques. Qu'en pensez-vous ? J'observe que l'on n'a retenu de cette loi que deux mesures qui font polémique, la suppression des crédits à la consommation et l'obligation de recourir aux crédits documentaires pour les opérations d'importation. Il faut croire que cette loi a touché des intérêts puissants ! Les mesures les plus importantes me semblent avoir été occultées. Je les cite en vrac : fonds d'investissements dans les 48 wilayas, augmentation du taux de bonification pour les jeunes entrepreneurs de 60 à 95%, relèvement du niveau de couverture des risques pour les investissements des PME de 50 à 250 MDA, investissements dans la R&D déductibles de l'assiette de l'impôt jusqu'à un niveau de 100 MDA ou 10% du chiffre d'affaires, promotion de l'agriculture par des mesures fiscales. D'autres mesures sont de nature à protéger l'économie nationale comme l'obligation pour les investisseurs étrangers qui bénéficient d'exonération de réinvestir leurs bénéfices en Algérie ainsi que la part dominante prise par des nationaux dans le capital des sociétés étrangères opérant en Algérie ; cette part est de 30% dans les sociétés d'importation. Ces mesures me semblent de nature à impulser un dynamisme au secteur productif à la condition expresse que s'en emparent les premiers concernés, le patronat, les syndicats, les commerçants et l'université. Quant au crédit à la consommation pour les véhicules automobiles, il faut bien prendre en compte que nous parlons d'un niveau d'importations de 3,7 milliards de dollars alors même qu'aucun constructeur n'a annoncé son intention d'investir dans la création de capacités productives nationales, de délocaliser en Algérie des activités à haute charge en matière grise, ni encouragé des partenariats entre nos universités et celles du pays d'origine. Et 30% de tout cela était financé par des crédits à la consommation, par de la création monétaire ! Je pense que l'Etat a pris la mesure des vulnérabilités de notre économie et engagé les actions nécessaires pour y faire face. Depuis des années, je prône le patriotisme économique. Je rappelle que les pays les plus libéraux assument sans aucune gêne la défense de leurs entreprises stratégiques et prennent les mesures nécessaires pour protéger leur économie. Le patriotisme économique ne signifie pas protectionnisme, la confusion est courante aujourd'hui. Il prend en compte le fait que, dans un monde globalisé où les frontières n'ont plus guère de sens, la puissance des Etats repose sur la puissance des firmes. Et les Etats font tout pour protéger ce patrimoine et assurer son expansion. Il n'implique pas repli sur soi, bien au contraire. Il encourage le partenariat international mais sans faire d'angélisme. L'Etat doit identifier et protéger le périmètre stratégique de l'économie et qui regroupe les entreprises les plus sensibles, celles dont la disparition ou la prise de contrôle par un prédateur étranger peut constituer un risque sévère pour l'économie et la sécurité nationales. Mais l'Etat doit aller plus loin à mon avis. La fiscalité sera un grand chantier. L'évasion fiscale et la corruption sont les deux faces d'une même pièce. Dans ce sens, la traçabilité des opérations financières est une pièce maîtresse. De la même manière, on ne peut pas aborder le problème de la double comptabilité pratiquée par de nombreuses PME, le commerce informel de manière bureaucratique. Il faut être réaliste et pragmatique. Premièrement, il faut se demander si la fiscalité ainsi que les entraves réglementaires n'encouragent pas de telles pratiques préjudiciables aux PME au premier chef. Il faut que l'Etat fasse preuve de flexibilité et d'adaptabilité car ces commerçants qui opèrent dans l'informel peuvent être mis au service d'une croissance harmonieuse de notre économie. Continuant sur la question du secteur informel, mais plus globalement sur tous ces épiphénomènes qui parasitent le développement des PME nationales, je pense qu'une amnistie fiscale sera, qu'on l'accepte ou non, inévitable. Il faudra la faire un jour pour remettre tous ces capitaux au service du développement du secteur productif. A partir de là, une fois qu'on aura remis les compteurs à zéro, l'Etat devra veiller à recenser et surveiller les signes extérieurs de richesse et sévir durement pour toute évasion fiscale. Parmi les améliorations nécessaires, mentionnons aussi la nécessité d'autoriser l'ouverture de bureaux de change officiels, contrôlés par l'Etat. Jusqu'à quand l'Etat va-t-il tolérer le change parallèle ? le Square Port Saïd donne une image inquiétante de la gouvernance dans notre pays en même temps qu'il constitue le véritable poumon du secteur informel. L'Algérie est en phase de mettre en place 13 grandes entreprises nationales, dans le cadre de la stratégie industrielle. Quel est votre avis sur ce projet ? La stratégie ne peut jamais être réduite à un gros et beau document. La stratégie, c'est toujours un processus «top down–bottom up», soit de haut en bas et de bas en haut. Elle est en perpétuel enrichissement par ceux-là mêmes qui ont la charge de la réaliser. On n'imagine pas un général produisant une stratégie et demandant à son corps de bataille de la mettre en pratique sans y changer une virgule, fût-ce au prix d'une déroute. La stratégie est toujours en situation d'élaboration permanente, de remise en cause, de confrontation avec les conditions objectives dans lesquelles elle se réalise. Tout le reste, 1 000 villages agricoles, 1 million de logements, 13 champions nationaux, au mieux, c'est de la communication, au pire, de l'ignorance, et la communication, c'est aussi une dimension de la stratégie ! Fixer ce qu'on appelle des objectifs visionnaires ou dramatiques, comme pour une compagnie pétrolière être parmi les dix premiers mondiaux dans cinq ans, devenir un grand découvreur d'hydrocarbures, augmenter de 50% ses réserves, devenir une compagnie énergétique avec en portefeuille 30% de génération électrique, etc. ça, c'est une autre affaire. Ce que je veux dire, c'est que chiffrer les objectifs ne signifie pas qu'on puisse établir a priori, avant même que la stratégie ne se réalise, le nombre réel des entreprises leaders qu'on va développer, il peut y en avoir 13, comme il peut y avoir deux. Le problème est de partir de la base : Quel est le potentiel ? Dans quelle dynamique est-il engagé, quel est le niveau de motricité des industries, leur pouvoir innovant ? Dans quel segment de la chaîne de valeur excellent-elles ? Comment évolue le jeu des acteurs et quelles sont leurs stratégies ? Sont-ils dans une dynamique d'intégration ou de fragmentation ? Quel est le jeu des nouveaux entrants ? Car nous ne partons pas de rien. Il y a des industriels privés et publics qui suivent chacun une trajectoire spécifique. Comment impulser les convergences ? Est-ce que les formules SKD-CKD ne sont pas en définitive un leurre ? Que peut-on capitaliser à partir de ces expériences ? Il faut beaucoup de pragmatisme à mon avis. Je pense que le premier défi est de donner aux entreprises la taille critique pour affronter la concurrence internationale, leur donner les conditions pour être compétitives et innovantes. Je pense que des regroupements par filières entre entreprises privées et publiques sont à envisager, sur cette base peut se faire une mise à niveau. Ces regroupements ne sont pas obligés de reposer sur des liens de capital, ils peuvent y conduire. Ces regroupements peuvent s'opérer autour de leaders avérés comme Saidal, Cevital, l'ETRHB, etc. Ils peuvent aussi être créés ex nihilo par la puissance publique. Il faut aussi, partant des expériences SKD-CKD dans l'industrie électronique, aller vers la constitution d'entités de concertation et de coordination des stratégies par filières. Il faut mutualiser des fonctions transversales comme l'ingénierie, le contrôle qualité et la purchasing chain, par la création de centrales d'achat, de centres d'étude et de recherche et articuler ce dispositif aux universités de sorte à générer des processus innovants. La notion de clusters qui semble avoir inspiré les rédacteurs du projet ne peut avoir de sens que si elle est portée par les initiatives locales, par les PME et les collectivités locales. Le marché pétrolier a connu ces derniers temps des fluctuations qui n'arrangent en aucun cas l'économie algérienne. Quels sont les risques inhérents à une chute libre des prix ? Tout le monde connaît l'évolution erratique des prix pétroliers, je l'ai abordée spécifiquement ; par ailleurs, je ne m'y attarderai pas. Les prix pétroliers sont dans un «contando», une trajectoire ascendante à moyen terme. Cependant, sur le court terme, le marché pétrolier subit les aléas de la crise économique mondiale et c'est ainsi que, par le double effet de la demande qui baisse en 2009 pour la deuxième année consécutive et de l'interconnexion entre marchés pétroliers et marchés financiers fortement spéculatifs comme l'on sait, les prix restent bas et fortement volatils. Cependant, il faut dire qu'ils ne peuvent pas chuter sur une longue période. Mon sentiment est que ces prix se placeront structurellement à un seuil de 100 dollars le baril à partir du second semestre 2010. Pour l'heure, notre pays annonce pour le premier semestre une baisse de 46,5% des exportations alors même que les importations augmentent de 4%. Notre pays connaît une situation connue sous le nom de Dutsch Disease ou syndrome hollandais où la prospérité pétrolière parvient à inhiber tout développement du secteur productif, en premier lieu par les importations anarchiques qui finissent par détruire les capacités productives et emplois. L'Algérie a pris l'habitude de ne se réveiller que lorsque le feu est dans la maison. Après un laxisme excessivement dangereux en matière d'importations, le réveil a été brutal. On a longtemps dit que l'Algérie était à l'abri de la crise, et je trouve que nous avons perdu quelques mois où nous aurions pu construire une action offensive et non plus défensive, soit en opérant des rachats d'actifs stratégiques à l'étranger dans les domaines de haute technologie (notamment pétrolière) pour tirer notre développement technologique national, ou bien encore dans les grandes industries organisées en chaînes de valeurs internationales comme l'automobile. Cette approche nous aurait permis de nous couvrir contre les risques de la manière la plus intelligente et la plus porteuse. Elle nous aurait permis aussi de négocier en position de force des projets de délocalisation en direction de notre pays. Tout le monde sait qu'Opel est encore à vendre, que les Qataris s'y intéressent ainsi qu'à Volkswagen et Porsche qui se sont emmêlés les pinceaux en voulant se contrôler l'une l'autre, offrant le flanc aux prédateurs, l'Algérie aurait pu se mêler aux candidats par le biais d'un fonds souverain. Des pépites restent encore possibles à acquérir, mais il faut d'abord la volonté, la vision d'ensemble, la technicité vient après. D'un autre côté, il est temps d'impulser une véritable politique de la PME, chose qui manque cruellement à notre pays. Il faut compenser la forte mortalité engendrée par les importations anarchiques mais aussi encourager la création de PME et les orienter sélectivement vers les secteurs à haute charge en matière grise et haute valeur ajoutée. Une politique résolue de substitution aux importations doit se fonder sur un patriotisme économique et le principe de la préférence nationale, en accordant des facilités aux entreprises nationales, en les imposant dans les grands projets réalisés par les étrangers en Algérie, en imposant une sous-traitance nationale pour tous les grands importateurs d'automobiles par exemple, donnera un élan nouveau à notre économie. Il nous faut, comme les Américains l'ont fait, un «small business act». Quels sont les choix qui se présentent actuellement à l'OPEP afin d'endiguer une éventuelle chute brutale ou du moins prendre en main les fondamentaux du marché ? L'OPEC a fait de grands efforts pour stabiliser le marché depuis le dernier trimestre 2008. Les sacrifices qu'elle a faits ont été pour beaucoup dans l'issue de la crise, relativement contenue, pour l'industrie pétrolière. L'OPEC a baissé sa production de 4,2 Mbj de sorte que ses capacités de production inutilisées ont dangereusement atteint le seuil du tiers de ses capacités de production, mettant en danger sa cohésion. Depuis, il y a eu un relâchement tout naturel de la discipline mais les prix se tiennent relativement. Mais le niveau des prix tend à se déconnecter des fondamentaux car, si tel était le cas, alors qu'il est sûr que la demande baissera au moins de 2Mbj en 2009 en prenant la médiane des différentes prévisions, les prix seraient encore plus bas. La réalité est que l'industrie pétrolière a envoyé des signaux très forts au marché en reportant nombre de projets d'investissements et en anticipant une insuffisance d'offres pour satisfaire la demande quand l'économie mondiale se remettra de cette crise. Et les Etats ont, semble-t-il, pris acte de cela. La réunion en mai dernier du G8 avec 15 pays émergents en Italie avait déjà donné le ton. Pour le reste, on attendait un raffermissement des prix au dernier trimestre 2009, il vient légèrement plus tôt. L'action de l'OPEC restera toujours très prudente car il y a beaucoup d'intox en matière de statistiques pétrolières et de statistiques tout court, et l'OPEC en a fait l'amère expérience lorsqu'elle a augmenté sa production en novembre 1997, à la veille de la crise asiatique, provoquant une chute brutale des prix. L'OPEC attend pour voir. Si la reprise de l'économie mondiale se confirme à partir du premier trimestre 2010, on ira vers de nouvelles approches. Quoi qu'il en soit, je ne vois pas à l'horizon une chute brutale des prix. Elle serait catastrophique pour tout le monde.