Ce qui me frappe depuis un demi-siècle, c'est notre incapacité à comprendre ce qui nous arrive. Nos économistes parlent des langages curieux qui semblent faits pour des audiences externes plutôt que pour les citoyens algériens. Ils utilisent les dernières analyses sophistiquées et faites pour la situation de pays industrialisés en crise pour parler de leur pays qui peine à sortir de la misère. Nos politiciens parlent de l'Algérie comme si c'était un pays autre, lui appliquant des idées et des théories qui, souvent, ne prennent que marginalement en compte les réalités du pays. Ils se battent pour créer un idéal, socialiste ou capitaliste, alors que les populations se battent tous les jours pour survivre, nourrir et éduquer des enfants de plus en plus exigeants. Nos gouvernants, déboussolés par la complexité, ressemblent à des épouvantails mécaniques qui ont perdu des pièces et qui tournent dans tous les sens. Un jour, ils chantent les vertus du socialisme et le lendemain celles du capitalisme sauvage, un jour les vertus des valeurs islamiques et le lendemain les dangers que représentent ceux qui les pratiquent, un jour la valeur de la production nationale et le lendemain celle de la concurrence ouverte et loyale, un jour les vertus de l'entreprise nationale et le lendemain les ravages de la corruption du secteur public. Nos jeunes, à la recherche de sens, sont perdus dans ce magma. Désespérés, ils ne voient souvent que la violence comme porte de sortie de l'enfer de l'incohérence et du non-sens. Nos forces de police et l'armée qui ont peur de nous sont armés jusqu'aux dents pour contrôler la délinquance dont nous sommes capables. Nous nous sommes constitués en groupes hostiles les uns aux autres qui se tiennent en respect et s'empêchent de vivre. Le bons sens s'est progressivement échappé de ce guêpier, nous laissant orphelins de sens. Quand il y a trop d'idées, c'est comme s'il n'y avait plus d'idées. Les Algériens s'entêtent à vouloir réinventer le monde, à trouver l'idée géniale qui réglerait le compte de la bureaucratie, de la corruption, de l'immobilisme, de la division, etc. Tous les organismes de lEtat doivent être jugés par leur contribution au succès des entreprises. Hélas, il n'y a pas d'idée géniale qui puisse faire tout cela. En fait, l'idée qui peut faire survivre l'Algérie et avec un peu de chance la faire prospérer existe déjà et dans l'ensemble nous la connaissons et l'acceptons presque tous. On peut l'articuler en disant : nous voulons un pays ouvert, riche et en bonne santé, qui fait l'admiration de ses voisins et du reste du monde, et où il fait bon vivre. Ce pays est fait d'une diversité de peuples, unis par des valeurs fortes, généralement basées sur nos traditions, sur nos croyances, notamment religieuses, et sur 20 siècles d'épreuves communes. Parmi les valeurs les plus importantes figurent la liberté, la solidarité, la bienveillance, le service communautaire, l'intérêt pour la connaissance, le désir de nous construire meilleurs, l'importance de la famille et de la vie locale. On peut dire cela de mille et une façons. On peut le faire dire par des économistes, par des politiciens, par des prêcheurs religieux, mais on reviendra toujours à la même chose. Au lieu de perdre notre temps à faire du sophisme et à mieux articuler l'alphabet, peut-être devrions-nous discuter de comment réaliser cela. Peut-être devrions-nous discuter de ce qui nous empêche de changer, de progresser quels que soient nos objectifs. En fait, en nous concentrant sur la (re)définition des objectifs, on perd de vue la réalité. Après avoir eu de nombreuses rencontres et beaucoup de palabres, nous nous serons rendus au même point : avec les mêmes grands objectifs dits avec des mots différents, mais avec une situation qui n'aura pas changé. Un grand dirigeant japonais avait bien résumé cette situation en disant à ses compatriotes : “Qu'importe où on va, pourvu qu'on y aille ensemble !” Cela semble fou, mais pensez-y. Le futur est très incertain. La décision qu'on prend aujourd'hui n'a qu'une importance relative demain. Ce qui est important, c'est d'être prêt à répondre aux conditions de demain ensemble, sans se défaire. Les pays et les groupes qui ont réussi sont ceux qui, de manière pragmatique, se sont intéressés non pas aux grands objectifs mais à la façon de répondre aux évènements imprévus de demain de manière judicieuse. Les grandes civilisations ont été construites non pas par des groupes puissants, mais par des groupes unis qui avaient réussi à le rester malgré l'adversité. L'adversité se manifeste par des évènements qu'on n'a pas prévus et qui poussent chacun des groupes de la nation à faire des choix et à concevoir des réponses différentes. En termes de management, on dirait : comment devrions-nous nous adapter au changement sans nous détruire ? Je vais tenter de répondre à cette question en énonçant quelques règles en matière de changement complexe. Ce texte est tiré d'une contribution qui a été publiée sur le blog du Think Tank “Défendre l'entreprise”. Ce texte décrit notamment les expériences sur lesquelles je base mes recommandations. Le lecteur intéressé pourra se référer utilement au texte original en allant sur http://defendrelentreprise.typepad.com. L'Algérie : un tâtonnement maladroit vers la liberté Un pays institutionnellement neuf et démuni L'Algérie est un pays particulier. C'est un pays institutionnellement neuf, dont l'expérience et les traditions collectives sont embryonnaires. Les institutions locales et tribales sont plus fortes que les pratiques étatiques. C'est un pays qui est né dans la souffrance et l'épreuve. C'est un pays qui est né sans élite politique établie et sans élite économique. Ses seules élites étaient militaires et là encore avec des traditions militaires empruntées et plutôt émergentes. A l'indépendance, même les pratiques agricoles étaient simples et rudimentaires. Le savoir-faire et la technologie du travail de la terre ont disparu avec les colons. L'Algérie était démunie au plan institutionnel et elle l'était aussi au plan économique le plus fondamental. Un tel constat imposait une démarche humble de construction des institutions. Au lieu de cela, l'arrogance et l'ignorance, notamment au plan organisationnel, ont amené l'inévitable : la division, la confrontation et leurs corollaires : la dictature et la fermeture institutionnelle. Cinquante ans après l'indépendance : encore au point de départ Cinquante ans après, nous sommes encore au point de départ. Au plan économique, la PIB par habitant était, en dollars constant de 2000, autour de 1 100 dollars par habitant en 1963 et elle se situait autour de 2 200 dollars en 2010. À titre d'exemple, pour la même période, le Brésil a fait deux fois mieux, passant de 1 200 à 4 400 dollars, le Chili trois fois mieux passant de 1 400 à 6 300 dollars, la Malaisie, quatre fois mieux de 700 à 6 000 dollars, la Corée du Sud, 9 fois mieux passant de 1 100 dollars à 18 000 dollars, la Chine 20 fois mieux passant de 70 à 2 500 dollars. De manière relative, aucun de ces pays n'avait autant de ressources naturelles que l'Algérie. Depuis 1978, la production intérieure brute est restée relativement stable. En parité du pouvoir d'achat, ces chiffres sont meilleurs mais ont peu évolué entre 1978 et 2010, restant entre 6 200 et 7 300 dollars. Sans les ressources pétrolières de l'Algérie, le Maroc a fait aussi bien et la Tunisie a fait beaucoup mieux. Cela indique que la situation de l'économie n'a pas été une préoccupation réelle des dirigeants algériens. Les postures et les discours politiques ont drivé les actions économiques ou plutôt les ont paralysées. L'Algérie n'a pas réussi à prospérer parce qu'elle a voulu résoudre les problèmes politiques avant les problèmes économiques. Même les discours disaient régulièrement que le problème était politique et lorsqu'on le résoudrait, l'économie suivrait. Ce fut une erreur. Résoudre les problèmes politiques a priori ne veut rien dire. Un pays, c'est un assemblage d'intérêts économiques différents autour d'un consensus sur la façon de réconcilier ces intérêts. On ne peut pas vraiment toucher au statu quo lorsque la situation économique est mauvaise. On ne peut le faire que par la violence. Ce fut le cas au Moyen Âge, lorsque les nobles extrayaient des surplus de la paysannerie pauvre. L'économiste institutionnel Douglas C. North a démontré que cette période d'extraction de rente par la violence ne pouvait générer de développement économique d'ensemble. Pour faire le développement économique, il faut trouver une formule où tous les groupes gagnent ou peuvent gagner. Cette formule tourne autour des solutions (décrites dans le texte original) qu'ont trouvé les Etats-Unis, la Chine, la Corée du Sud, l'Allemagne, et aujourd'hui le Chili et bien d'autres. Cette formule inclut trois éléments : Les problèmes d'un pays neuf sont d'abord économiques pas politiques 1. Il faut libérer les énergies des populations en ouvrant le champ économique. La liberté d'entreprendre ne doit rencontrer aucune entrave. Par exemple, il ne faut aucune barrière à la création d'entreprises. Si au Canada, une déclaration qui prend 5 à 30 minutes est suffisante pour créer une entreprise, il faut qu'en Algérie cela ne prenne pas plus. La liberté d'entreprendre et de réussir ne doit être entravée par aucun organisme de l'Etat. Au contraire, tous les organismes de l'Etat doivent être jugés par leur contribution au succès des entreprises. Pour ordonner et permettre la libération des énergies, il faut institutionnaliser le marché comme mécanisme principal d'interaction et de coordination des activités économiques. Une atteinte au marché doit être considérée comme une remise en cause fondamentale, semblable à une atteinte aux lois constitutionnelles. Le marché doit être une institution protégée par la Constitution, même si les règles qui permettent son fonctionnement doivent être ajustées constamment. 2. Il faut que toutes les énergies de l'Etat soient mobilisées à générer des informations utiles aux acteurs économiques et à pallier aux effets de la liberté économique. Ainsi, la liberté des entreprises signifie qu'elles puissent recruter et licencier librement, qu'elles puissent transiger librement entre elles et avec les consommateurs. Cette liberté doit être modérée pour ne pas devenir sauvage. C'est le rôle de la régulation du marché de faire cela. Cette régulation touche bien entendu toutes les composantes du marché, notamment le marché boursier, la concurrence, la détermination des prix, les emplois, les relations industrielles, etc. cette régulation doit se faire en concertation avec tous les acteurs concernés, notamment les employés, les consommateurs ou clients et les entreprises. Les stratégies des acteurs concernés doivent veiller à la compétitivité des entreprises … * T. H. professeur de stratégie à HEC Montréal. La seconde partie de cette contribution paraîtra demain.