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“J'ai pu intégrer le monde de la psychiatrie facilement”
Malek Bensmaïl, Réalisateur de “Aliénations” à Liberté
Publié dans Liberté le 27 - 06 - 2005

“Culture-Pub”, “Decibled”, “Boudiaf, un espoir assassiné”, “Des vacances malgré tout”, “Algérie(s)” et “Aliénations” autant de films “alibis” de Malek Bensmaïl pour comprendre le fonctionnement de l'Algérie, un pays en perpétuelle mutation.
Liberté : Comment vous est venue l'idée de réaliser Aliénations, un film autour du monde de la psychiatrie et de la maladie mentale ?
Ce n'est pas un film sur la psychiatrie, à proprement parler. Je rends hommage dans ce film à mon père qui est psychiatre et qui m'a donné l'envie de réaliser ce film. La problématique qui s'est posée à moi était plutôt celle de comment le faire. Comment approcher la maladie mentale ? Fallait-il faire un film exclusivement sur cette maladie ? Le plus important pour moi était de questionner la société algérienne avec des films différents et sur des parcours différents. Je trouvais la thématique de la psychiatrie assez intéressante, car, à travers le prisme de la folie, on arrive à décrypter les maux d'une société. J'ai choisi un certain nombre de malades qui nous ressemblent, ne souffrant pas de grandes pathologies. Des gens comme nous tous, mais qui, à un moment donné, parce qu'il y a une pression (divorces, problèmes économiques, familiaux et politiques), ont sombré dans ce que les psychiatres appellent “une décompensation”. Ce qui m'a mené à parler dans ce film de la condition de la femme, de l'injustice, de la politique, des problèmes économiques... Ce film a été fait effectivement autour des tous les soucis que l'on a tous, mais qui, une fois additionnés, donnent une sorte de prisme de la société algérienne.
Ce film nous donne l'impression que ce n'est qu'un prétexte pour parler de l'Algérie et de ses maux ; autant de thèmes récurrents dans le travail de Bensmaïl…
Par exemple, si on fait un film sur les prisons, ça va être un prétexte pour le cinéaste, mais une réalité qui sera liée à l'univers carcéral. Je suis peut-être le seul en Algérie à le faire, mais dans le monde beaucoup de cinéastes se préoccupent des faits de société, en allant voir ce qui se passe dans les prisons, les tribunaux... Si je peux avoir cette possibilité, je peux créer une banque de données filmée pour notre génération, déjà, et pour nos enfants, sur les évènements des années entre 1990 et 2005. Cela permettra de comprendre l'évolution de la société algérienne. Aujourd'hui, on parle beaucoup, mais uniquement de la révolution, de la Guerre d'Algérie, de la torture… C'est important mais ce n'est pas suffisant. Moi, je reviens sur l'avènement de 1988. Tous mes films remontent à cette période, et jusqu'aujourd'hui, j'essaie de comprendre pourquoi il y a eu la cassure de 1988. J'aimerais par exemple mettre en place un projet sur le système éducatif, savoir ce qui se passe au sein de l'école, etc. Tout ce que j'essaie de faire, c'est dans l'idée de construire une identité, enfin de comprendre. On nous a tellement ballottés, “vous êtes arabes, vous n'êtes pas africains, pas berbérophones”, que l'on cherche l'identité algérienne. Dans Aliénations, par exemple, l'algérien se cherche sans arrêt et ne sait plus où il en est véritablement. Quand on parle aux psychiatres, ils disent qu'ils travaillent essentiellement sur la maladie identitaire. L'Algérie est l'un des rares pays où il y a des maladies identitaires très poussées.
D'où vient le titre Aliénations ?
Aliénation, c'est le sens médical de la folie. Mais, le second sens, qui est le plus important, c'est d'avoir le pouvoir sur quelqu'un et pouvoir le dominer. Un sens de domination donc. Un rapport que les Algériens ont connu pendant la colonisation. On a déjà réalisé des films dans ce sens, mais pas assez. L'essentiel c'est qu'on a tenté d'en parler. Après l'indépendance, il y a eu d'autres choses et beaucoup de questionnements. Qu'a-t-on fait après l'indépendance ? Comment on a éduqué ? Le parti unique… Tout cela a fait partie d'une certaine aliénation et qui a continué avec l'idée de la religion qu'on a politisée. Tout cela fait partie d'une aliénation collective, subie depuis très longtemps.
Le film porte beaucoup de signaux religieux et politiques notamment…
Pendant trois mois, on a filmé tout ce qui nous a été donné et c'est déjà beaucoup. C'est en visionnant les images avec le monteur qu'on s'est rendus compte que les gens parlent spontanément de politique. Nous aussi. Notre société est très politisée, cela veut dire que la population est bien plus intelligente que le système, plus lucide au regard de ce qui se passe. Puis, les malades mentaux nous introduisent dans un univers de poésie, fait de lucidité exacerbée, une fragilité des choses, qui est peut-être plus belle, et que nous formulerons différemment. Le religieux et l'espace politique sont très présents. Cela est dû, d'un côté, à toutes les idéologies qu'on a vécues, politiques et religieuses. D'un autre côté, la colonisation n'a pas été la même qu'en Tunisie et au Maroc, ce qui fait qu'il n'y a pas eu cette cassure pendant la colonisation. ils étaient Arabes dès le départ, ils parlaient arabe normalement et la religion faisait partie intégrante de la tradition, sans qu'elle soit manipulée. Chez nous, il y a eu très vite cette quête identitaire et le pouvoir a utilisé cette fragilité de départ pour jouer sur les langues, l'arabisation, faire monter l'islamisme, etc. Si on prend l'exemple du Maroc, les gens parlent marocain et non pas l'arabe classique. Or, chez-nous, on n'est même pas dans la reconnaissance du dialecte algérien, ni du berbère, d'ailleurs, qui est un enjeu politique. On ne peut introduire les autres langues qu'à partir du moment où on reconnaît l'identité complète de notre algérianité. Nous avons arabisé le pays de façon anarchique.
La question de la langue est très présente dans votre démarche. Comment expliquez-vous cela ?
Cette question est très présente dans mes films. Elle n'est abordée que d'une façon frontale, à savoir la question de la langue, que ce soit dans Aliénation ou dans le film sur les élections algériennes, Le Grand jeu. Si je prends l'exemple de ce dernier film, on remarque que les hommes politiques s'adressent à la population dans un langage qui est différent de celui qu'ils utilisent entre eux, dans un système de pouvoir. Ils n'ont pas le même langage quand ils s'adressent à un journaliste. On a l'impression que les discours sont multiples, alors que c'est toujours le même discours qui revient. Dans Aliénations, on voit qu'il y a plusieurs langages, l'arabe dialectal et classique, l'anglais, le français…
Comment êtes-vous parvenu à faire un choix, une sorte de casting parmi les malades ?
La sélection s'impose dans n'importe quel film qu'on fait. Il y a toujours des personnages plus intéressants que d'autres. Pour Aliénations, je voulais avoir des personnages qui nous ressemblent, car nous avons tous nos obsessions. Ces personnages ont eu, à un moment donné de leur vie, une certaine fragilité, ce qui leur donne de la sensibilité et cette dernière leur donne de la poésie et de la lucidité. C'est pour cela qu'ils sont beaux. Mes personnages ne souffrent pas de grandes pathologies, cela aurait été un regard voyeuriste sur la souffrance mentale. J'ai pris des gens qui sont conscients pour les filmer, après leurs avoir demandé l'autorisation.
Le film est intéressant, pas seulement du point de vue réalisation mais parce que les personnages sont excellents. Tous les malades partent du collectif, l'Etat- nation, la religion… mais, à un moment donné, ils vont au fond du problème, des choses très intimes : le rapport à la mère, l'étouffement, le viol, etc. On a habitué l'algérien à renvoyer tout sur l'Etat-nation et sur la collectivité. On a toujours été une société de collectif.
Quel rapport devons-nous développer à l'égard de ce genre d'images ?
Le rapport à l'image doit être démocratique. Si ce genre de film est vu à la télé, cela voudra dire que nous avons fait un grand pas démocratique. L'image est un thermomètre de la démocratie. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le directeur de la télévision algérienne a primé ce film, lors d'un festival en Italie, alors qu'il était le président de la Copeam.
Mais, le film n'a pas été pour autant diffusé par l'Entv. Notre système n'est pas encore prêt à accepter l'effet de “miroir” sur sa propre société. Cela fait peur au système. Plus on montre à l'algérien son amour, ses difficultés, plus il se construira et il sera moins agressif.
Parlez-nous du Grand jeu.
C'est un film sur les présidentielles 2004, où je suis parti du principe de suivre les deux candidats, Bouteflika et Benflis. Je voulais savoir comment fonctionne une campagne et quels sont ses enjeux ? Je voulais savoir surtout comment ça se passe dans les coulisses. J'ai demandé une autorisation aux deux directions de campagne. J'ai essuyé un refus de la part de la direction du staff de Bouteflika, que j'appréhendais un peu, mais celui de Benflis a bien voulu me recevoir, en acceptant même mon souhait de ne filmer que les coulisses, car les meetings ne m'intéressaient pas beaucoup. Benflis m'a donné son accord et a respecté ses engagements jusqu'au bout. Il a eu ses raisons, car il a dû se dire que c'est un témoignage qui racontera son histoire et son combat. Ma raison à moi était que c'était le patron du FLN. L'ex-parti unique, qui se trouve, pour la première fois, dans une situation d'opposition. Le film sera diffusé d'ici la rentrée sociale.
W. L.


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