L'expérience douloureuse de la prison et celle de la torture l'ont poussé à construire une œuvre qui réfléchit sur les origines de la violence. Invité par le Festival international de la littérature et du livre de jeunesse d'Alger qui devait prendre fin, hier soir, l'auteur uruguayen, Carlos Liscano, a participé avec Rachid Mokhtari (Algérie), au débat intitulé “Auteurs en dialogue”. Chez nous, on connaît peu cet écrivain et militant politique, pourtant il est considéré comme un auteur majeur de la littérature uruguayenne, et son écriture sur la torture nous touche plus qu'il n'y paraît, d'autant que les Algériens ont vécu les horreurs de la torture. Né en 1949 en Uruguay, l'actuel directeur de la Bibliothèque nationale de Montevideo s'est engagé très jeune dans le mouvement d'extrême gauche, Tuparamos. Condamné en 1972 sous la dictature, Carlos Liscano passera treize ans en prison et subira la torture. Cette expérience traumatisante lui fera renoncer aux mathématiques (mathématicien de formation), et le poussera à réfléchir sur les origines de la violence. Privé de tout, l'auteur de la Route d'Ithaque commencera, durant son incarcération, à écrire “un roman dans ma tête pour contrôler le délire”. À sa sortie de prison en 1985, Carlos Liscano vivra jusqu'en 1996 – date à laquelle il retourne dans son pays – en Suède. C'est durant les années 1990 qu'il commence à écrire. “L'écriture m'intéresse en tant que réflexion. J'écris sur l'impossibilité d'écrire car ça fait quinze ans que je n'arrive pas à écrire des fictions. Je pense que cette impossibilité de l'écriture est une expérience par laquelle passent tous les écrivains. C'est une contradiction qui provoque une douleur intime”, souligne-t-il. Plus tard, durant les débats, il concédera qu'il y aurait de la fiction dans son œuvre, puisque “quand on raconte notre vie c'est toujours une fiction. Ce que j'écris c'est ce que je crois qu'il s'est passé parce que trente ans après”. Carlos Liscano à l'œuvre dense et puissante, semble appréhender l'écriture par la douleur. Car dans sa littérature, notamment dans le Fourgon des fous (dans lequel il revient sur ses années de détention), il y a une réflexion sur la torture et le rapport entre le torturé et le tortionnaire. “J'ai dû attendre trente ans pour pouvoir écrire sur le sujet de la torture qui est une intimité. La torture est comme une maladie, car l'individu ne pense à son corps que quand il est malade”, explique-t-il, avant de nous installer dans la tête d'un torturé en signalant : “La tête demande au corps de résister à la souffrance et c'est pour cela que l'esprit – qui demande toujours plus – se sépare du corps.” La logique face à l'éthique À travers ses livres, “je voulais connaître la relation qui existe entre le tortionnaire et le torturé. Et la question est, est-ce que je pourrais être ce tortionnaire ?” Carlos Liscano a estimé que “le corps a une mémoire”. Pour étayer son postulat, il a relaté certaines anecdotes douloureuses, notamment la femme qui était incarcérée avec lui, qu'il n'avait jamais rencontrée et qu'il surnommait avec ses camarades, “la folle aux chiens”, parce qu'elle parlait toujours de ses chiens lorsqu'elle était torturée, tous les soirs. Un jour, il la retrouve assise en face de lui, dans un dîner et c'est grâce à son rire qu'il la reconnaîtra. Il a également reconnu par la voix un ancien camarade de classe alors qu'il procédait à une séance de torture. Mais Carlos Liscano a une vision assez pertinente sur la torture puisqu'il la situe dans un contexte et l'inscrit dans l'histoire. “La torture fait partie d'un projet économique. Il y a toujours une opposition qu'on veut réprimer, et cela, passe par la torture. La torture est une technologie du XXe siècle. Elle est devenue une industrie exportable. Les laboratoires de torture les plus importants ont été l'Indochine et l'Algérie”, assène-t-il. Il ajoute également que souvent la torture est expliquée par la logique comme étant “neutre”, pourtant, le problème se pose sur le plan “éthique”. “Pourquoi doit-on torturer ?” se demande Carlos Liscano, qui considère qu'“il faut une base éthique pour juger la torture, parce que les militaires disent ‘je suis un professionnel'”, tout en rappelant qu'il existe des chercheurs, des psychologues et des spécialistes qui travaillent sur la torture. Si elle conçue comme une neutralité, pour Carlos Liscano, le problème se pose sur un niveau éthique. Et la question qu'il se pose est “pourquoi doit-on torturer ? Les militaires disent je suis un professionnel et il faut avoir une base éthique pour juger cela”. Carlos Liscano qui est conscient d'appartenir à une “tradition littéraire” même si “le Réalisme magique ne m'a jamais touché”, a conclut qu'“avec un demi-million de morts et peut-être plus, je ne peux me libérer de cette sensation que la violence est un abyme qui n'a pas de forme”.