La tradition, la croyance qui veut que l'on associe un geste, un produit, une odeur pour un effet surnaturel persiste, bien que timidement et avec de moins en moins d'adeptes. À l'occasion de leïlat el qadr, et pour ne pas faillir à la tradition dont la croyance demeure encore tenace dans certains esprits, un vieil homme à la tenue typique de la région de Chlef propose de petites fioles posées sur une feuille de carton étalée à même le sol. Les petits flacons de verre que surmonte un minuscule bouchon de liège contiennent un liquide sombre, épais et à l'odeur âcre, particulière qui rappelle le goudron de bois (et dont certaines personnes avouent être friandes au point de mettre le doigt dans le liquide et le porter à la bouche) : c'est “el qatran” ou huile de cade, goudron, obtenu par pyrogénation, produit de la combustion, de la sudation et du suintement de la souche de genévrier ou “aar'aar”, conifère très répandu dans nos maquis. Riche en molécules aromatiques, il est employé traditionnellement dans certaines maladies de la peau et du cuir chevelu; il servait aussi à parfumer l'eau que renfermaient les outres et les cruches, lui donnant un goût unique, agréable et permanent. Aujourd'hui que les jerrycans ont remplacé les “guerba” (outre en peau de bouc), il reste encore, à la campagne, des familles nostalgiques du goût de l'eau d'antan, qui enduisent de “qatran” les parois internes du bidon en plastique. Mais la principale utilisation de l'huile de cade traditionnelle, durant le mois de Ramadhan, est associée au domaine surnaturel : elle indisposerait et éloignerait, dit-on, les djinns libérés la veille du 27e jour ou leïlat el qadr. Ainsi, la croyance veut que, pour neutraliser leur action sur l'homme, le 26e soir du mois sacré, chaque membre de la famille applique, avant de se coucher, une touche de “qatran” sur la plante de ses pieds (pour les petits, les bébés et les jeunes récalcitrants, c'est la mère de famille qui s'en charge). À quelques mètres du vendeur de goudron végétal, un paysan âgé, un petit flacon à la main, nous explique que la tradition veut que pour réussir la préparation du “qatran”, il faut, pendant l'opération assez longue, “raconter un bobard susceptible de susciter une stupeur générale”. Cette même personne nous recommande d'acheter cette huile bénéfique mais encore elloubane(benjoin) et el djaoui (encens), et d'en jeter une bonne pincée sur le feu (le braséro, de préférence) pour “s'assurer, à la maison, une bonne protection contre les esprits maléfiques”. Ainsi, la tradition, la croyance qui veut que l'on associe un geste, un produit, une odeur pour un effet surnaturel persiste, bien que timidement et avec de moins en moins d'adeptes. Les jeunes générations passent, indifférentes, devant ce produit qui ne leur dit rien qui vaille, d'où le retrait en marge des rues commerçantes du marché et l'effacement du vendeur de goudron. Autres temps, autres mœurs.