L'importance de l'ambiance de joie créée est telle que nous en gardons de vifs souvenirs. Malgré le poids des années, on reste aussi marqués par quelques célébrations de l'Aïd Es Seghir pour la simple raison que ce jour-là on a bien mangé ou qu'un parent est revenu de loin en apportant un plus de gaieté dans le cercle familial. Au fil des générations, les Aïd se sont succédé dans le respect des rites hérités des anciens. Ce qui ajoute du charme à l'ambiance, ce sont surtout les repas, les beignets, les retrouvailles, la joie des enfants, mais également les offrandes faites aux pauvres au nom des vivants et des morts. De quelques rites anciens, en voie de disparition «Je me souviens bien des Aïd de mes années d'enfance, nous dit une vieille belle-mère qui a bien voulu nous rappeler quelques-uns des rites anciens que les jeunes d'aujourd'hui ne connaissent pas. C'est le cas de la distribution du blé ou d'orge, tout de suite après la prière du fedjr. Chacun des pauvres qui se présentait devant chaque porte recevait une quantité de grains. Les invités de Dieu venaient souvent de loin et ne repartaient que tard dans la journée, sans avoir goûté au plaisir d'une célébration en famille. Et moi, en tant que petite fille, j'arrivai à imaginer toutes leurs souffrances, ils nous arrivaient déguenillés. Je n'oublierai jamais l'un d'entre eux, un homme muet que j'avais vu plusieurs années consécutives. Il était pieds nus et nous demandait à chaque fois sa part par des gestes qu'on saisissait vite. Ces invités de Dieu, comme on les appelait à l'époque, venaient par vagues successives et ils étaient organisés en groupes de façon que l'un d'entre eux s'occupât du stockage dans des sacs en peaux de mouton qui, une fois la collecte terminée, étaient transportés à dos d'âne. Pauvres hères qu n'avaient que ces dons pour vivre ! La part que leur offrait chaque famille était appelée «la part de Dieu», et cette quantité était calculée en fonction du nombre des vivants et des morts, à l'aide de deux mesures : l'une pour les vivants, l'autre pour les membres de la famille disparus. Ainsi le voulait la croyance». Le marché, lieu de rendez-vous pour l'achat de la viande Le marché se tenait en plein air et comme partout au bord d'un oued. On s'y rendait la veille de l'Aïd et tôt le matin pour se procurer la viande des repas de fête. Il n'y avait point de fête sans viande, car jamais on n'en achetait durant tout le mois de Ramadhan, comme cela se fait aujourd'hui. Aussi, on se rattrapait en achetant en grosses quantités, mais attention, il fallait bien ouvrir les yeux pour ne pas être dupé, les bouchers profitaient de ce déferlement de clients pour abattre de vieilles bêtes : bœufs de labour ou vaches pour la quantité de viande qu'elles donnaient et du bénéficie qu'on pouvait en tirer. La chair des vieux bovins est dure et impropre la consommation. Il fallait être connaisseur pour ne pas se laisser tromper : la couleur donne une idée de l'âge de la bête. Une viande immangeable gâchait le repas de la veille de l'Aïd. Ce jour important qui précède celui de la fête avait comme appellation spécifique : «le marché» et que d'histoires il rappelle. Un homme, qui a accepté de témoigner, se souvient bien de son premier jour au marché. Son grand frère l'y avait emmené en guise de rite de passage . «J'avais à peine cinq ans et mon frère de 15 ans mon aîné eut la bonté d'accepter pour moi ce premier voyage à dos-d'âne. La place du marché était immense et le nombre de bouchers qui s'y trouvaient impressionnant. Chacun d'eux avait étalé sa viande sur un lit de fougères après avoir pris soin d'en faire des chapelets. Comme c'était la première fois que j'avais mis les pieds au marché, un oncle de mon père m'avait offert un douro. Quelle joie, pour moi, d'avoir été récompensé de la sorte». Quelqu'un d'autre raconte un souvenir d'enfance qui semble l'avoir marqué à vie. Lui et ses sœurs, tout petits encore, venaient de perdre leur père. Un jour de l'Aïd Es Seghir, le petit orphelin avait été chargé par sa mère de remettre une quarantaine de douros à un cousin pour qu'il leur achetât de la viande au marché. «Ta mère croit qu'on peut acheter de la viande avec une somme si minime ?», lui répondit le mauvais cousin, au milieu des autres hommes, avant de lui ajouter : «Non, ne comptez pas sur moi.» Cette scène bien suivie avait suscité de la pitié auprès d'un vieux qui s'adressa à l'enfant en ces termes : «Combien ta mère t'a remis ? Donne-moi ces douros, je me charge de cet achat.» «Et vers le début de l'après-midi, le vieil homme revenu du marché, nous rapporta une quantité de bonne viande que je n'avais vue à la maison», poursuit le témoin qui n'a jamais arrêté de dire du bien de ce bienfaiteur. Pour ceux qui ne l'avaient pas connu, ce marché situé dans la vallée, à une dizaine de kilomètres des agglomérations, demeurait un mystère. Il rentrait les traditions et tous les chefs de famille y allaient pour s'acheter de quoi faire sortir les leurs d'un quotidien toujours monochrome, de la viande devant garnir le couscous du ftour du dernier jour de Ramadhan et le déjeuner de l'Aïd. Autres lieux, autres croyances et culte de l'invisible Il y a de régions où on se répartit les tâches. La distribution des denrées de toutes sortes aux pauvres qui se présentent devant la porte se fait parallèlement à la visite des cimetières, pour se recueillir devant les tombes des disparus, eux aussi devaient être de la fête. Cela devait se faire avant le lever du soleil et bien avant la prière de l'Aïd. Là aussi, il y a des pauvres à qui on offre : tasses de café, beignets, gâteaux, bonbons, grillades, fruits, tout ce que le disparu aimait de son vivant. Rien de ce qu'on prend avec soi comme victuailles de l'Aïd ne devait revenir à la maison. Tout devait être distribué en chemin, à l'aller et au retour, au cimetière. Selon la croyance l'âme de chaque disparu revient dans la tombe. Il reçoit toutes les paroles qu'on lui adresse, mais lui, il ne vous répond pas. Là-dessus, les femmes sont très convaincues. Elles ont beaucoup appris de la bouche de leurs aînées et tiennent à perpétuer ces pratiques rituelles sans lesquelles l'Aïd Es Seghir perdrait de sa solennité. Elles croient fermement aux bienfaits dont on peut tirer des bonnes actions accomplies à l'occasion de l'Aïd conformément aux rites anciens. Si l'homme s'occupe des achats : viande et vêtements des enfants, de la prière à la mosquée suivie de congratulations, la femme, par contre, a le souci constant d'assurer à la famille un avenir en lui préparant une meilleure protection de Dieu et de tous les êtres invisibles qui pourraient tourner autour d'elle. Le culte de l'invisible est bien le propre de la femme, elle s'est toujours chargée de recevoir la sage-femme traditionnelle qui vient à la maison pour enduire le front des enfants d'un produit liquide adorant et porte bonheur. Au fur et à mesure qu'elle étale sa potion magique dont elle seule connaît la recette, elle prononce des paroles qu'on entend à peine mais qui disent tous les vœux qu'on peut faire aux petits enfants symbolisant l'innocence et la pureté. Maman a certainement de plus grandes responsabilités : elle s'occupe du henné devenu presque une obligation. Quiconque, parmi les petites filles et les petits garçons n'en portent pas de marques aux mains et aux pieds n'est pas de la fête, à moins que la famille s'en abstienne en signe de deuil. C'est maman aussi qui s'occupe de la toilette des enfants devant s'habiller de neuf en ce grand jour. C'est elle aussi qui est chargée d'apprêter le repas de midi. Elle s'applique parfaitement à rendre les plats savoureux pour que de cette célébration soient gardés de bons souvenirs. Elle en a conscience. Elle cherche à satisfaire toute le monde, surtout ses enfants, souvent en se privant elle-même de manger. Maman a donc de plus grandes responsabilités. Pourquoi donc s'abstine-t-on à la faire souffrir, à la brimer ? Elle, qui veille sur chacun et le strict respect des traditions, est le pilier central de la famille. Sans elle, il n'y a point de fête. Prenez-en conscience en ce jour de l'Aïd Es Seghir.