“Le discours de Messali Hadj du 2 août 1936, prononcé au stade municipal d'Alger, peut être considéré comme étant un marqueur dans l'histoire du nationalisme algérien”, a déclaré à Liberté l'historien et chercheur Benjamin Stora, l'un des plus importants spécialistes français de l'histoire de l'Algérie contemporaine, auteur de nombreux ouvrages consacrés au mouvement nationaliste algérien. Présent à Tlemcen où il a participé au colloque international sur Messali Hadj intitulé “Cette terre n'est pas à vendre”, Benjamin Stora, répondant à une question sur le retentissement de ce discours, a ajouté : “pour au moins deux raisons, il a été un marqueur : il y a d'abord le fait que le nationalisme indépendantiste radical était né dans les milieux de l'émigration ouvrière en France avec l'étoile nord-africaine. Le 2 août 1936, le centre de gravité du nationalisme algérien radical se déplace de la métropole coloniale vers l'Algérie, c'est-à-dire vers le territoire d'origine, c'est un déplacement extrêmement important. À cette date, l'idée de la séparation d'avec la France, l'idée indépendantiste s'installe en Algérie, donc c'est le centre de gravité de la lutte politique qui se déplace. Mais le second aspect, qui est aussi extrêmement important à mon avis à propos de ce discours, c'est le fait que Messali incarne une volonté populaire, car le jeu politique était du côté de ce que l'on appelait à l'époque les indigènes, les algériens musulmans était quand même l'apanage d'élites et de notables, c'est-à-dire, par exemple, des pharmaciens comme Bendjelloul, Ferhat Abbès, des Ulémas comme Ben Badis, de tous les grands notables sur le plan social, sur le plan religieux qui, dans le fond, aspiraient à la représentation des masses.” “Or, fait remarquer Stora, avec Messali Hadj, ce n'est pas un notable qui arrive, c'est une autre catégorie sociale qui entre en jeu, qui entre en scène. Voilà un deuxième aspect, c'est-à-dire l'irruption de la dimension populaire du nationalisme, du peuple. On peut dire aussi qu'il y a un troisième aspect dans l'histoire du discours de 1936 lorsque Messali prend la poignée de terre au stade municipal pour dire : "cette terre n'est pas à vendre." Il fait référence aussi à quelque chose qui est très importante dans l'histoire coloniale, c'est l'appropriation, le déracinement des paysans de leurs terres parce que la question coloniale c'est d'abord la question de la dépossession foncière, c'est-à-dire le fait que l'installation de l'Algérie française c'est le refoulement des populations paysannes et l'installation de colonies de peuplement. Donc, le fait de dire nous allons reprendre cette terre, c'est cette façon aussi de se poser presque frontalement à l'idée coloniale de dépossession foncière avec au centre le rapport à la terre, c'est-à-dire le fait de revenir à la terre. Donc, pour au moins trois raisons que je viens d'indiquer, ce discours est un marqueur essentiel de l'identité algérienne.” Benjamin Stora, professeur à l'université de Paris 13, a commencé en 1975, c'est-à-dire il y a pratiquement 35 ans, à travailler sur le personnage de Messali Hadj. “À l'époque, dit-il, j'avais 25 ans et j'ai soutenu ma thèse sur Messali Hadj exactement le 12 mai 1978. À cette date, parler de Messali Hadj était un sujet extrêmement brûlant et périlleux, à la limite dangereux. Mais moi, je m'étais appuyé pour faire ce travail à l'époque sur ce que les historiens appellent les archives privées, c'est-à-dire les archives des militants, des messalistes notamment de Tlemcen qui m'ont beaucoup aidé à faire cette thèse. La fille de Messali Hadj, Mme Benkelfat Djanina, m'a aussi beaucoup aidé. J'étais le seul jeune chercheur à l'époque à travailler sur cette histoire. Et donc, 35 ans plus tard, c'est pour moi quelque chose d'extrêmement émouvant de me retrouver dans la ville de Tlemcen qui, d'ailleurs, par son panorama, a ouvert mon travail dans mon livre et c'est une espèce d'aboutissement de toute une trajectoire intellectuelle qui a commencé il y a très longtemps dans les années 70 et puis qui marque également à quel point la société s'est modifiée dans son rapport à l'histoire. On n'est plus du tout dans les années 70 où il y avait cette sorte disons d'unanimisme, de nationalistes avec des devises du genre ‘un seul héros le peuple' où étaient mis au secret l'ensemble des personnages historiques du nationalisme algérien pas seulement Messali, énormément de personnages. Aujourd'hui, on est dans une autre situation, donc cela témoigne de tout un itinéraire, de toute une trajectoire pas seulement qui est la mienne, mais de la société algérienne elle-même. C'est pour cela que c'est émouvant de me retrouver ici 35 ans plus tard.” À la question de savoir si à la faveur de la nouvelle loi sur les partis politiques, le PPA (parti du peuple algérien actuellement interdit) pourrait de nouveau activer sur la scène politique, l'écrivain français, fort embarrassé, déclare : “C'est là une question politique car tout dépend de la façon dont la société s'empare ou pas d'un programme de parti, si ça fonctionne ou pas, tout dépend de l'offre politique, de l'état d'esprit d'une société. Et, d'ailleurs, Mme Messali Djanina s'est déjà exprimée là-dessus”. Benjamin Stora, directeur scientifique de l'Institut Maghreb-Europe et membre du laboratoire Tiers-monde-Afrique du CNRS, prépare actuellement un livre important sur la guerre d'Algérie et son indépendance qui va sortir bientôt mais, dit-il, “racontée par les algériens eux-mêmes, comment ils voient la guerre qu'on leur a racontée à travers les livres de mémoire. Il y a énormément de livres de mémoire d'algériens militants nationalistes qui sont sortis tout au long des années 1990/2000, environ 150 selon mon décompte, et à partir de ces livres de mémoire, j'ai essayé de reconstituer avec un autre auteur, qui est journaliste, comment un algérien nationaliste pourrait raconter l'histoire de la guerre d'indépendance. En fait, c'est la guerre vue du côté des algériens, la guerre des Algériens”.