C'est à une figure de proue de la mystique musulmane que s'intéresse cet ouvrage, paru en trois langues (français, arabe, anglais) aux éditions Zaki Bouzid (un éditeur spécialisé dans la publication de beaux livres). Zaïm Khenchelaoui, docteur d'Etat en anthropologie des religions et chercheur, s'intéresse dans son ouvrage édifiant, Le Maître des maîtres Abû Madian Shu'ayb. L'Algérie au cœur du soufisme, à une des plus importantes figure du “tasawwuf” dans le monde musulman, qui naquit à Séville dans une famille d'origine arabe. Shu'ayb Ibn Hussein El-Andaloussi dit Sidi Abû Madian — saint patron de la ville de Tlemcen bien qu'il ait vécu une grande partie de sa vie à Béjaïa surnommée autrefois “la Petite Mecque” — est “une figure spirituelle de premier plan” qui a, dès son plus jeune âge, été animée par une “révolte intérieure”, ce qui le poussera à quitter son quotidien de berger… à la recherche de l'Absolu, de lui-même et de Dieu à travers Ses créatures. La pensée de cet éminent soufi qui a influencé Ibn Arabi a dépassé les frontières du Maghreb, du Machreq, s'étendant même jusqu'en Anatolie, aux Balkans, à l'Iran et l'Afghanistan. Toutefois, aujourd'hui encore, beaucoup de zones d'ombre entourent sa vie, ce qui a laissé place à la spéculation parfois, et à l'édification de mythes, et de légendes même, qui causent préjudice à la pensée soufie et compliquent la tâche des chercheurs. M. Khenchelaoui souligne d'ailleurs dans cet ouvrage que les biographies existantes qui rendent compte du parcours d'Abû Madian sont “inachevées” et “morcelées”. Mais dans son livre, préfacé par Mohammad Ahmed Hussein, mufti d'Al-Qods et des territoires palestiniens (qui a rappelé le patrimoine matériel “qui témoigne du passé du clan Madian” : la Fondation des Maghrébins située près du mur d'Al-Burâq), le chercheur présente toutes les versions biographiques. L'auteur signale, par ailleurs, que les sources maghrébines ont accordé peu de place à la biographie de ce soufi, surnommé “Qotb Al-Aqtab” (le pôle des pôles), ou du moins, elles “n'abordent pas dans le détail la vie familiale, ni celles de ses enfants, hormis les propos qu'il a accordés lui-même à ses disciples”, comme le fait que son cheikh, Abû Ya'zâ, lui aurait prédit une union avec une esclave abyssine qui lui donnerait un fils. Ce que rapporte Ibn Arabi dans Kitab Al-Foutouhat (Conquêtes mecquoises). Zaïm Khenchelaoui présente également l'hypothèse de cheikh Abderrahman Bachtarzi de Constantine, qui affirmait dans l'une de ses publications que le pôle des pôles descendrait du Prophète, car à défaut “du pouvoir temporel”, ils étaient récompensés du “pouvoir spirituel”. Le beau livre s'intéresse ensuite au “parcours hagiographique” d'Abû Madian, énumérant ainsi ses nombreux prodiges, et ce, en référant au dictionnaire biographique “d'une grande valeur” d'Ibn Miran Al-Sharîf Al-Tilimsâni, intitulé Al-Bustân. Zaïm Khenchelaoui n'omettra pas de rappeler le climat d'intolérance et de persécution envers les soufis, comme l'illustre parfaitement l'épisode de la mort d'Abû Madian. En effet, “Qotb Al-Aqtab” (qui aurait participé à la bataille de Hittine en 1187 aux côtés du chevalier Salah-Eddine Al-Ayyoubi) a reçu une convocation du calife almohade Ya'qûb Al-Mansour, l'exhortant de se rendre à Marrakech à sa rencontre, mais Abû Madian n'arriva jamais à destination, puisque c'est à Tlemcen qu'il connaîtra le repos éternel. “Dieu, le Vrai” ! A travers les textes écrits par Abû Madian (alias Abû Madian Al-Ghawt), publiés dans cet ouvrage (en plus des photographies, des aquarelles et des calligraphies), on prend connaissance de la pensée de ce personnage légendaire, qui a réuni des talents de divination, de littérateur et de sagesse, et qui pratiquait l'ascèse et la réalisation intérieure avec ferveur. Les textes d'une grande subversion nous présentent un saint et un véritable alchimiste mystique, qui croit fermement que le temps s'efface et s'annihile face à la grandeur de l'univers. Abû Madian avait conscience de lui-même et semblait penser que seul un effort de renoncement au monde peut permettre d'approcher Dieu. Nous ne percevons Dieu qu'à partir de ce que nous connaissons, semble-t-il nous signifier, notamment dans le poème Dis : Allah ! L'ouvrage de Zaïm Khenchelaoui vient donc nous rappeler qu'au-delà des accomplissements, des prodiges, des “karamat” et des histoires extraordinaires qu'on attribue à Abû Madian Shu'ayb, il y a l'érudition d'un homme qui avait conscience de sa place dans le monde et cherchait à purifier son âme et son esprit avant tout, pour atteindre une certaine perfection qui le rapprocherait un tant soit peu du Créateur. Ce qu'on retiendra est que si le soufi doit contrôler son ego, il doit surtout renoncer au monde, non pas en se privant de tout et rejetant ce qu'il y a de plus intéressant sur Terre, c'est-à-dire l'humanité, mais en ayant suffisamment de courage (ou d'aliénation, c'est selon !) pour croire en l'invisible, en l'Absolu, en “Dieu, le Vrai” !