À vingt-quatre heures de l'élection de l'Assemblée constituante, la tension est palpable en Tunisie. Et au sein des opinions arabes, c'est également la crainte, sinon l'anxiété. Les uns redoutent un raz-de-marée islamiste avec d'autres, notamment les régimes arabes en place et leurs clientèles qui, eux, par contre, prient pour que le Printemps arabe se fracasse en Tunisie où justement il a éclos. D'autres, probablement plus nombreux, rêvent d'un mariage de raison entre islam et démocratie dans ce pays qui a fait chuter la dictature. Ceux-là pensent à l'évolution de l'islamisme turc vers ce qui pourrait être demain la “démocratie musulmane”, en comparaison avec la démocratie chrétienne. Cela dit, la campagne électorale en Tunisie a été émaillée par de multiples provocations islamistes dont le point d'orgue a été le “persépolisgate” suscité par la projection du film de Marjane Satrapi sur Nessma TV. Le film, sous forme de BD et dans lequel Dieu est imagé, a sorti des bois tout ce que Tunis comptait de salafistes. Ces ultrareligieux de type wahhabite ont fait entendre leur voix : ils revendiquent une république islamique. Leurs manifestations ont frappé les esprits par leur extrême violence. Elles ont plongé une grande partie de la Tunisie dans une profonde perplexité. C'est même une alerte sérieuse. Et face à ce réel danger islamiste, la société civile tunisienne devait, à son tour, arpenter les rues de Tunis dimanche dernier “contre l'obscurantisme”. Avec pour slogan “Atlaqni” (lâche-moi), des milliers de Tunisois étaient sortis pour réclamer le respect des libertés individuelles, la liberté d'expression, mais au fond d'eux-mêmes, ils savent qu'ils doivent dorénavant s'habituer à plus d'ingérence de la religion dans la société. La réaction contre la projection du film d'animation Persépolis marque, quoi qu'il en soit, la détermination des islamistes, toutes chapelles confondues — du parti salafiste interdit, Hizb Ettahrir, à Ennahdha de Ghannouchi (qui promet de ressembler à l'AKP au pouvoir en Turquie pour sa troisième législative consécutive) — de faire une OPA sur la Tunisie. Les pôles démocratiques et républicains, pas assez en force, en sont à nourrir l'espoir que l'affaire Nessma porte préjudice à Ennahda, donné comme favori pour la Constituante. Le vœu étant que l'opinion tunisienne, modérée par nature, opère un amalgame entre les salafistes qui appellent au jihad et les islamistes de Ghannouchi, plus softs dans la forme. En réalité, il n'y a que peu de différence entre les deux tendances : elles ont les mêmes objectifs. Ennahdha travaille pour arriver à ses fins par étapes, alors que pour les salafistes, c'est tout et tout de suite. L'histoire récente de l'islamisme dans le monde musulman nous enseigne que ce ne sont que des visages du même islamisme politique. Tout au long de la campagne électorale, Ennahdha a multiplié les déclarations publiques, affirmant la nécessité du respect des libertés, de la démocratie et de la légalité des sexes, alors même que ses réunions avec ses ouailles prenaient des allures de prêches virulents. Demain dimanche, on aura une idée de la Tunisie post-Ben Ali. Certes, la loi électorale à la proportionnelle fait qu'il n'y aura pas de partis majoritaires et que même si Ennahdha arrache la mise, les islamistes n'obtiendront pas plus de 30% des voix et que, par conséquent, pour gouverner, ils seront obligés de se trouver une coalition. Mais, les résultats préfigureront de la nouvelle Tunisie. Les démocrates auront une idée de leur poids tout comme les islamistes. À condition que les électeurs soient convaincus de se rendre aux urnes. La participation au vote est l'enjeu central de ces premières élections du Printemps arabe. D'après la commission électorale tunisienne, près de 3,9 millions de personnes sur 7,5 millions d'électeurs potentiels se sont inscrites sur les listes électorales afin de pouvoir voter demain dimanche 23 octobre. La centaine de partis, 105 exactement, qui ont fleuri le paysage tunisien après la chute de Ben Ali le 14 janvier de cette année, n'a pas été encourageant même si cette éclosion paraît, somme toute, naturelle après plus d'un demi-siècle de parti unique dont 23 années de dictature. Et le délai avait même été prolongé jusqu'au 14 août. Selon l'instance supérieure indépendante pour les élections, 1 636 listes de candidatures ont été déposées, dont 40% de listes indépendantes ! L'Assemblée constituante comprendra 218 sièges, dont 19 réservés à la diaspora tunisienne. Ce scrutin permettra d'élire une Assemblée nationale chargée de réécrire la Constitution tunisienne et devrait servir d'exemple aux autres peuples arabes qui espèrent, eux aussi, enterrer la dictature sous les bulletins de vote. D. Bouatta