Je ne l'ai jamais connu que sous le nom de Deca. Je l'ai rencontré au défunt Lotus à la superbe terrasse, RDV alors de l'intelligentsia branchée algéroise. Il y avait des minets et des chevelus, des diplomates espions et des espions étudiants. Et au milieu de ce beau monde, il y avait Deca, cerise sur le gâteau. Visage pâle de Chopin, l'une de ses idoles avec lequel il cultivait sans doute une ressemblance de phtisique, regard noir et grave que démentait la mine enjouée. Deca respirait le calme sous la tempête qui n'était jamais loin. Un rien et il explosait, un rien et il se calmait. Sa colère nous en imposait même s'il ne mesurait pas plus de 1,59 cm. Un enfant, ce jeune homme de 20 ans. Ce qui le rendait d'autant plus mystérieux c'est qu'il ne parlait pas, mais alors pas un mot. La rareté de sa parole la rendait aussi précieuse que l'or qu'il avait au cou. Etait-il étudiant ? Sans doute. Mais pas à la Fac centrale. Comment ai-je connu Deca ? D'une manière incroyable. On était assis à la terrasse du café, il est venu se poser naturellement à nos côtés, comme s'il avait été invité. Comme s'il était notre ami depuis toujours. Il n'a pas dit un mot. Mais la gravité de son regard noir et son sourire énigmatique nous ont impressionnés. Avare en mots, il sifflait pourtant un air de Tchaïkovski, La valse acte 1 du ballet du Lac des Cygnes, nous apprendra-t-il par la suite. Il sifflait juste, sans gêne alors que nous palabrions faux. Il consomma un café, régla la note et nous quitta en nous sifflant un autre air, émouvant celui-là, Il faut que je m'en aille de Graeme Allwright. Et chaque fois c'était le même rituel jusqu'au jour où on décida de fendre l'armure de Deca. On essaya de le mêler à notre discussion. On devisait alors, en tant qu'étudiants en sociologie, de Bourdieu notre maître qui pointait parfois son nez pour une conférence à Alger. Après nous avoir entendu balancer des concepts à l'emporte-pièce, des mots aussi savants que creux, aussi ésotériques qu'incompréhensibles, il nous demanda de sa voix douce : “Mais vous, que pensez-vous ? Hein, oubliez Bourdieu, oubliez Gurvitch, oubliez Weil, oubliez même Marx si vous pouvez, ce qui m'intéresse ce sont vos pensées, je veux dire quelles sont vos opinions débarrassées de ce que vous avez lu et appris dans vos cours ?” Il n'a rien dit pendant des semaines passant son temps à siffloter et à nous écouter, et puis le voilà plantant dans notre mou son dard de guêpe excédée. Interpellés, sommés, moqués même on s'est regardés. Chacun tirait une tête chevaline. En face, notre assassin : un lutin qui sifflotait, heureux de nous avoir fait saigner. Il avait touché notre point faible d'apprentis sociologues : le verbiage, la logorrhée. L'un de nous, piqué au vif, l'interpella d'un air désabusé : “Tu nous parles sur un ton qui suppose que tu connais tout alors que tu n'ouvres même pas la bouche ! D'ailleurs, on ne connait même pas ton nom…” La réponse de Deca fut parfaite : il sifflota longuement, lentement, ménageant le suspense avec un art consommé d'acteur et laissa tomber une sentence socratienne popularisée par la suite par la chanson de Gabin : “Moi je sais que je ne sais rien”. Et puis, il se leva avec cette élégance de jockey en désignant la tasse de café : “C'est mon nom !” Deca comme décaféiné ou DK, peut être même Dakka, diminutif de Abdelkader. Toujours est-il qu'on ne l'a plus jamais revu. De ce jour, on avait fait notre deuil des concepts qu'on sortait pour snober. Notre petit Deca nous avait appris à penser par nous-mêmes, à être nous-même. C'était notre Socrate à nous, ce maître de la maïeutique. Aujourd'hui, chaque fois que je me prends au sérieux, je sens une piqûre au dos et je redeviens ce que je suis. En fait le message de Deca était le suivant : “Soyez ce que vous êtes.” Et quand je vois les fats, les sots et les beggara, je me dis : “Ils n'ont pas eu la chance d'avoir connu Deca qui a mis de la musique dans nos âmes et de la légèreté dans nos vies.” Dis quand reviendras-tu pour qu'on revive notre jeunesse ? Deca de nos vingt ans, ça fait 20 ans qu'on t'attend… H. G. [email protected]