Il y a longtemps que je voulais revoir Omar Kezzal. Envahi par les chronophages, ces bouffeurs de temps, trahi par la mémoire, notre rencontre ne s'est pas faite. En oubliant à chaque fois de rendre visite à cet illustre aîné, je l'ai raté. Lui ne m'a pas attendu. Du moins la grande Faucheuse. Elle a décidé de le prendre. Et le voilà qui nous file entre les doigts. En silence, à sa manière, à la fois élégante et feutrée. Parti sans laisser d'autres adresses que celles de sa réputation et de ses actes. Le football algérien n'a pas, à mon avis, assez pris conscience de cette perte, car Kezzal était d'abord un laboratoire d'idées, de propositions et de projets. Il est, avec Raouraoua et Maouche, l'un des rares présidents qui aura marqué la FAF en la modernisant avec l'introduction notamment de l'informatique. Comment parler de lui au passé alors qu'il était la vie même ? Je le revois en mémoire et je ressens combien j'ai été impressionné par lui dès notre premier contact. Un ami, grand dirigeant d'un grand club à l'époque, m'avait demandé de le rencontrer, juste pour que je connaisse l'homme qui allait se présenter à la présidence de la FAF. J'ai alors vu Omar Kezzal. Quelques qualités ont tout de suite attiré mon attention. D'abord une exquise courtoisie. Il savait se tenir et mettre l'autre à l'aise. Il utilisait une langue parfaite avec une grande maîtrise des mots. Il ne disait pas n'importe quoi avec un air de soudard, comme tant et tant de dirigeants de clubs au français et même à l'arabe approximatif. Doublement illettrés ces gens-là, mon bon monsieur. Cet homme savait ce que parler veut dire. Rien qu'à sa diction, on savait à qui on avait affaire : à un grand commis de l'état. Et puis, il y avait son raisonnement didactique et pédagogique, un peu de maïeutique socratienne ici et un peu de dialectique hégelienne là, si bien qu'on se retrouvait, sans faire attention, d'accord avec lui sur tout. Séducteur, voilà le mot, mais pas un affabulateur, un bonimenteur, un manipulateur qui voudrait séduire pour duper. Non, un vrai de vrai qui avait une vision et qui voulait la faire partager par le plus grand nombre. Il cherchait à convaincre et non à vaincre. Omar cherchait l'adhésion et non le copinage, il cherchait la raison chez les autres et non l'irrationnel. Et je sais, pour l'avoir expérimenté, combien il est difficile de parler raison dans un monde de déraison où l'émotion est la règle sacrée. à partir du moment où je l'ai vu, je me suis dit : “Voilà un dirigeant de niveau, structuré, bien dans sa tête.” C'est vrai qu'avec son port de tête altier et son élégance de haut fonctionnaire, il pouvait paraître hautain. Mais comment ne pas le paraître quand on est fait d'un autre moule que le commun des dirigeants ? Si on s'arrêtait à cette image, c'est qu'on est passé près du personnage sans saisir son épaisseur. Moi-même, que n'ai-je entendu sur lui avant de le voir ! Mais quand je l'ai vu de près à l'époque, j'avais pensé tout de suite, je ne sais pas pourquoi, à l'Hermione de Racine : “Je l'aimais trop pour ne point le haïr ; je le haïssais trop pour ne point l'aimer.” En le fréquentant, j'ai compris le vers de Racine : cet homme est trop brillant pour ne point irriter ses pairs et provoquer la détestation. Oui, il était l'homme qu'on aimait détester. D'abord parce qu'il nous échappe, ensuite parce qu'il ne descend jamais bas, même si on fait preuve de bassesse avec lui, et enfin parce qu'il avait un cœur d'or. On savait qu'on ne risquait rien avec lui. Il avait le pardon facile, comme tous les hommes qui ont compris que la méchanceté chez autrui n'est que le signe d'une grande souffrance intérieure. Non, ce n'était pas un saint, Omar, mais un homme sain. Ce qui est tout aussi rare par les temps qui courent. Président réformateur de la FAF à trois reprises, je garde dans ma rétine une image saisie à Dakar lors de la coupe d'Afrique des nations de 1992. Il était alors candidat à un fauteuil au comité exécutif de la CAF. Je l'ai croisé dans un grand hôtel. Il savait qu'il n'avait aucune chance, car il n'avait aucun sou pour faire sa campagne, alors que les autres candidats avaient des régies à leur service. Il était déçu, mais toujours souriant : “On croit que c'est Kezzal qui va échouer, c'est faux, c'est l'Algérie elle-même qui échouera à travers ma modeste personne. Et j'en suis le premier désolé. Quand on oubliera les hommes au profit du prestige du pays, tout ira mieux.” Tout cela dit, sans colère, ni haine, ni amertume. Omar était lucide et savait prendre de la hauteur et de la distance. Hauteur du sage, distance de l'analyste et générosité de l'homme, voilà ce que je garde de Omar Kezzal. Non, de Monsieur Kezzal qui repose enfin en paix, pas loin du stade du 5-Juillet, au cimetière de Ben Aknoun. De là il entendra les clameurs du stade, ces clameurs qui l'ont accompagné lors de l'unique sacre de l'Algérie en coupe d'Afrique. Autant de prières pour son âme… H. G. [email protected]