Présent à Alger jeudi dernier, dans le cadre du tournage de deux numéros de l'émission “Bibliothèque Médicis” qui a eu lieu au musée des Beaux-Arts, Jean-Pierre Elkabbach a répondu aux questions des journalistes en marge d'un point de presse sur la relation des deux pays et la célébration du cinquantenaire de l'Indépendance et les élections. Liberté : Vous venez de tourner deux numéros de “Bibliothèque Médicis” à Alger. Pourquoi cette délocalisation ? Jean-Pierre Elkabbach : C'est la deuxième fois que l'émission se délocalise : la première fois c'était aux états-Unis lors des élections, et aujourd'hui en Algérie. Originaire d'Oran, j'ai tenu à venir à Alger pour la réalisation de deux émissions exceptionnelles de “Bibliothèque Médicis” qui est très regardée au Maghreb et en France. J'ai voulu marquer à ma manière le cinquantième anniversaire des accords d'évian et de l'Indépendance de l'Algérie. En fait, j'ai voulu sortir de Paris et de la France pour éviter d'avoir les mêmes invités qui sont des Français, des pieds-noirs et des Algériens qui vivent en France et qui illustrent l'Algérie, ou alors qui ne sont pas venus depuis longtemps et viennent seulement en touristes. Je souhaitais venir à la recherche de personnes qui sont connues ici ou bien en France pour leur donner la chance de faire passer le message. Certes, l'objectif de l'émission est culturel, mais nous avons abordé aussi le volet politique, à savoir la situation en Algérie, les problèmes qui existent, sa place en Méditerranée, au Maghreb, en Afrique et en Europe. On a fait parler des Algériens de régions différentes, comme Mayssa Bey de Sidi Bel-Abbès, Chantal Le Fèvre de Blida et Fatima Bakhai d'Oran. Le plus passionnant lors de ces tournages est que je connaissais peu les invités, j'ai seulement lu de quelques-uns et quelques-unes. Ce qui était émouvant et impressionnant est cette recherche des uns et des autres, cette forme de quête qu'on avait pour parler de l'Algérie, de la manière la plus indépendante et la plus libre. Je suis extrêmement fier de la qualité des personnes qui sont venues témoigner. Elles vont surprendre par leur authenticité, leur sincérité et leur liberté de ton dans leurs interventions. Comment percevez-vous la célébration du cinquantenaire en France et en Algérie ? Je pense qu'elle sera freinée par les élections et qu'elle sera célébrée seulement en juin-juillet. Il y aura à chaque fois des extrémistes dans chaque pays qui voudront allumer des incendies. Mais les Français possèdent une vision historique, ils ne connaissent pas la phase de Boumediene. Ils pensent tous tourner la page sans la déchirer, il faut s'en souvenir, en parler, faire parler, c'est une manière de s'inscrire dans l'histoire, en donnant la forme et la force de cet événement pour les générations qui n'ont connu ni la guerre ni la suite de la guerre mais qui vivent avec. Il y a deux grandes séries d'événements qui nous ont marqués : la guerre d'Algérie et les suites de la guerre d'Algérie. Maintenant, ce que nous savons de la guerre civile entre Algériens, cela a marqué les Français qui vivaient en Algérie et les Algériens qui vivent en France. Ils vivent avec ces deux gros poids historiques et douloureux. Le cinquantenaire jouera-t-il un rôle important dans les élections qui auront lieu dans les deux pays ? Non, pas encore, cela n'est pas encore vu. C'est-à-dire, les gens du Midi de la France n'ont pas encore manifesté pour le moment, seulement en petits groupes. Les extrémistes de l'Algérie, je ne sais pas si nous allons les entendre pendant cette phase. Je pense qu'il y a quelques fanatiques ici et là, qui auront peut-être envie de jouer sur le passé colonial lointain. D'ailleurs, ce qui était intéressant dans les émissions est qu'à travers les romans et les livres d'histoire, on constate une réappropriation par les Algériens de leur passé qui a précédé même l'époque coloniale. C'est une sorte de réappropriation, d'harmonie. Justement, Fatima Bakhai a déclaré : “Les gens retrouvent toute l'ampleur de leur histoire et se réconcilient avec eux-mêmes.” Que pensez-vous de cette guerre des mémoires qui génère une certaine tension entre les deux pays ? Je dis que c'est dommage. Mais c'est moins tendu que vous ne le croyez, je fais partie des gens qui ont rêvé d'une grande coopération algéro-française. Je l'ai dit, je me sens Algérien, j'ai connu et interrogé les grands leaders de la Révolution algérienne. La repentance : non ! Mais la reconnaissance : oui ! Et le souvenir : oui ! En tournant l'émission en Algérie, je suis venu à la recherche d'Algériens d'ici. Je ne suis pas venu comme un coupable, je suis venu la tête haute de l'ami et fier du destin commun de l'Algérie et de la France et en même temps de toutes les ambitions que nous pouvons avoir les uns et les autres en commun. Je sais aussi que chacun doit balayer devant sa porte. J'ai fait aussi des émissions avec des Algériens, notamment Mohamed Harbi, ancien président de la Fédération du FLN en France. à un moment, il était question de qui voulait porter la lutte armée en France à Paris. En lui demandant, il m'a répondu “moi” et il vit à Belleville. Il y a aussi un charme dans l'air de liberté de la France. Chacun doit écrire son histoire, c'est le devoir des historiens de part et d'autre, il y a pas mal de jeunes historiens et historiennes en France qui dénoncent la torture, la violence de l'armée française. Je pense que les historiens algériens devraient aussi s'occuper de leur histoire, trancher avec le mensonge, les mensonges d'état sans doute et chercher la vérité. Je n'ai jamais compris comment les historiens français et allemands pouvaient travailler ensemble, à publier une histoire commune ensemble, et nous, nous n'arrivons pas à le faire, cela se fera sans doute dans cinq ou dix ans, on aura des historiens algériens et français pour écrire l'histoire ensemble. Les Français sont-ils nostalgiques de l'Algérie ? Les pieds-noirs sont nostalgiques de l'Algérie. La France n'est pas nostalgique, les Français ont peur pour leur avenir, comment réagir face à la crise et comment la gérer. Ce qu'ils n'arrivent pas à comprendre, c'est qu'ils sont nostalgiques de la France d'avant la crise. Que pensez-vous de l'Algérie d'aujourd'hui ? Je suis heureux qu'elle échappe aux mouvements de révolution qui la traîneraient vers la régression. Elle a connu des moments douloureux dont des années de sang et de morts. Ce qui peut vous éviter le retour vers la violence, tant mieux. Pour les peuples qui se sont soulevés dans différentes régions et se sont débarrassés des dictateurs, le seul souhait que j'ai est que les dictateurs ne soient pas remplacés par un pouvoir autoritaire qui ferait peser l'obscurantisme durant des générations. La page sera-t-elle un jour tournée entre l'Algérie et la France ? Ils ont peur de leurs extrémistes et ils vont moins vite qu'ils ne le veulent. Je pense qu'ils essaient de construire l'avenir, c'est pour cette raison que les cérémonies d'anniversaires seront mesurées pour éviter à la fois que les nostalgiques et les intégristes pieds-noirs ne prennent trop la parole. Qu'ils s'expriment et qu'ils critiquent mais sans influencer les pouvoirs politiques. Un président socialiste français changera-t-il la situation entre l'Algérie et la France ? Je n'en sais rien. Je sais que François Hollande est venu récemment et qu'il a rencontré Ben Bella, les leaders du FLN mais pas Bouteflika. Je sais que les partis de droite comme de gauche parlent de l'Algérie avec précaution, à cause de la susceptibilité et de la sensibilité entre les deux peuples. Je pense seulement qu'il faut que le Maghreb s'unisse dans l'intérêt commun et dans le respect de la souveraineté de chaque état. Aussi est-il un accord entre le Maghreb et l'Europe pour affronter les grands continents puissants comme la Chine, l'Inde et le Brésil. Il y a une solidarité et une perspective qui doivent être communes. Ce deuxième pays francophone qu'est l'Algérie doit inventer avec la France une relation fraternelle nouvelle et créatrice. H. M.