Ecrivain et chercheur dans les implications politiques et sociales de la technologie, Evgeny Morozov, à 28 ans, est un fréquent contributeur des grands titres de la presse américaine tel le New York Times, The Wall Street Journal ou encore la publication britannique The Guardian. En 2011, il sort son premier livre au titre qui explicite ses thèses L'illusion du net : le côté obscur de la liberté internet. Il est aussi un fervent contradicteur du cyber-utopisme, ou l'impossibilité de voir les côtés obscurs d'internet, il casse également l'idée de l'internet-centrisme, c'est-à-dire la tendance à voir les changements politiques et sociaux à travers, uniquement, le prisme de l'internet. Il vient récemment de publier un texte dans le New York Times qui s'intitule La mort du cyberflâneur. Evgeni Morozov raconte être tombé récemment sur un petit essai obscur datant de 1998. Dans ce texte était célébrée l'émergence du “cyberflâneur” et dépeint un avenir numérique plein de promesses, débordant de joie, de surprise et de sérendipité. Cette vision du futur semblait garantie à une époque où “ce que la ville et la rue étaient au flâneur, l'internet et les autoroutes de l'information sont en train de le devenir pour le cyberflâneur”. Intrigué, dit Morozov, j'ai entrepris de découvrir ce qui était arrivé au cyberflâneur. Les cyberflâneurs sont rares et sont isolés, et la pratique même de la cyberflânerie semble en contradiction avec le monde des réseaux sociaux. Que s'est-il passé ? Et devons-nous nous en inquiéter ? S'intéresser à l'histoire de la flânerie, dit Morozov, est une manière de commencer à répondre à ces questions. Grâce à Charles Baudelaire et à Walter Benjamin, qui considéraient tous les deux le flâneur comme l'emblème de la modernité, cette figure est aujourd'hui intimement liée au Paris du XIXe siècle. Le flâneur déambulait tranquillement dans ses rues et ses passages pour cultiver ce que Balzac appelait “la gastronomie de l'œil”. Bien que ne dissimulant pas délibérément son identité, le flâneur préférait marcher incognito. Le flâneur n'était pas asocial – il avait besoin de la foule pour jouir –, mais il avait besoin de ne pas s'y mêler, préférant les saveurs de la solitude. Et il avait tout le temps pour lui : on raconte que certains d'entre eux s'accompagnaient de tortues. Le flâneur errait dans des passages pleins de boutiques, mais ne cédait pas à la tentation du consumérisme ; le passage était un chemin vers une expérience sensorielle riche avant d'être un temple de la consommation. Son but était d'observer, de prendre un bain de foule, de se saisir de ses bruits, de son chaos, de son hétérogénéité, de son cosmopolitisme. On vient bien, alors, pourquoi la cyberflânerie pouvait être une notion tentante dans les premiers temps du web. L'idée d'explorer le cyberespace comme un territoire vierge, pas encore colonisé par les états et les entreprises, était romantique ; un romantisme qui se reflétait dans les noms des premiers navigateurs (Internet Explorer, Netscape Navigator). Des communautés en ligne comme GeoCities et Tripod étaient les passages numériques de cette époque, vendant les choses les plus étranges et les plus communes, sans aucune forme de hiérarchie tenant à leur popularité ou leur valeur commerciale. Dans ces temps-là, E-bay était plus étrange qu'un marché aux puces ; errer dans ses stands virtuels était plus plaisant qu'y acheter quoi que ce soit. Pendant une brève période, au milieu des années 1990, internet donnait l'impression de permettre une renaissance inattendue de la flânerie.Cependant, ceux qui nourrissaient ce rêve de l'internet comme refuge pour la bohème, l'hédonisme et l'idiosyncrasie ne connaissaient pas les raisons pour lesquelles le flâneur originel avait disparu. Dans la seconde partie du XIXe siècle, Paris vécut un changement profond et radical. La réforme architecturale et urbanistique planifiée par le baron Haussmann pendant le règne de Napoléon III fut conséquente : démolition des petites rues médiévales, dimensions normées des bâtiments, construction de grands et larges boulevards pour des raisons d'hygiène et d'ordre public, installation de l'éclairage public, etc. La technologie et les évolutions de la société n'ont pas été sans effet. L'augmentation de la circulation dans les rues a rendu la déambulation dangereuse. Les passages ont été remplacés par de grands magasins. Cette rationalisation de la vie urbaine a repoussé les flâneurs, forçant certains d'entre eux à une sorte de “flânerie intérieure” qui a connu son apogée avec l'exil que s'est imposé Marcel Proust dans sa chambre (située, ironie de l'histoire, boulevard Haussmann). Il s'est passé la même chose sur internet. Internet n'est plus un lieu de déambulation – c'est un lieu où on agit. Presque plus personne ne surfe sur le web. La popularité des applications, grâce auxquelles nos téléphones et nos tablettes nous aident à faire ce que nous voulons, sans même avoir à passer par un navigateur et parcourir l'internet, a rendu la flânerie plus difficile. Le fait qu'une bonne partie de l'activité en ligne tourne autour de l'achat n'aide pas non plus. Le tempo du web contemporain a aussi changé. Il y a dix ans, un concept comme le “web en temps réel” (Twitter, mise à jour des statuts, réponses immédiates, etc.) était impensable. Il est aujourd'hui dans la bouche de toute la Silicon Valley. Ce n'est pas une surprise, les gens aiment la vitesse et l'efficacité. Mais le lent chargement des pages d'antan, avec le bruit bizarre du modem, avait aussi son étrange poésie, qui ouvrait un nouvel espace de jeu et d'interprétation. Parfois même, cette lenteur nous alertait sur le fait qu'on était assis face à un ordinateur. Eh bien cette tortue a disparu. Mais si l'internet contemporain a un baron Haussmann, c'est Facebook. Tout ce qui rend la flânerie possible – la solitude et l'individualité, l'anonymat et l'opacité, le mystère et l'ambivalence, la curiosité et la prise de risque – est attaqué par cette entreprise. Le problème est pour Morozov bien plus profond que le business modèle de Facebook (faire disparaître l'anonymat pour gagner de l'argent avec la publicité). Facebook semble croire que les étranges ingrédients qui rendent possible la flânerie doivent disparaître. “Nous voulons que tout soit social”, a récemment dit Sheryl Sandberg, une des dirigeantes de Facebook. Les implications sont claires : Facebook veut construire un internet où regarder des films, écouter de la musique, lire des livres et même surfer n'est pas seulement un acte ouvert, mais un acte social et collaboratif. Pourquoi cette peur de la solitude ? se demande Morozov. C'est l'idée que l'expérience individuelle est en quelque sorte inférieure à l'expérience collective, l'idée qu'aujourd'hui, on ne doit se préoccuper que de ce qu'on ne veut pas partager : tout le reste le sera automatiquement. À cette fin, Facebook encourage ses partenaires à construire des applications qui partagent automatiquement tout ce que nous faisons : les articles que nous lisons, la musique que nous écoutons, les vidéos que nous regardons (cela va sans dire que tout cela a aussi pour but d'aider à cibler la publicité). Si Facebook arrive à ses fins, toute l'actualité nous arrivera sans doute par là, sans même que nous ayons à quitter son espace confiné pour visiter le reste du web (c'est déjà le cas avec certains journaux comme le Guardian ou le Washington Post, lisibles depuis Facebook, sans qu'on ait besoin d'aller sur leurs sites). Ce que Robert Scoble, célèbre blogueur, a décrit de la manière suivante : “Dans le Nouveau Monde, vous aurez juste à ouvrir Facebook pour que tout ce qui vous intéresse apparaisse sur l'écran.” Et c'est précisément cela qui tue la flânerie, pour Morozov : l'essence même de la déambulation du flâneur, c'est qu'il ne sait pas ce qui l'intéresse. Comme l'écrivait l'écrivain allemand Franz Hessel : “Pour s'engager dans la flânerie, on ne doit rien avoir de trop défini à l'esprit.” Selon Benjamin, “la triste figure de l'homme-sandwich était la dernière incarnation du flâneur. En un sens, nous sommes tous devenus des hommes-sandwichs, marchant dans les cyber-rues de Facebook avec d'invisibles publicités sur nos êtres en ligne. La seule différence est que la nature numérique de l'information nous permet manifestement de consommer dans la joie des chansons, des films et des livres, tout en faisant la publicité.” Y. H.