Les jeunes portent-ils un intérêt quelconque à la polémique qui bat son plein actuellement à propos de l'œuvre de cet agitateur éclairé qu'était Abane Ramdane ? Nous avons sondé quelques étudiants, en ciblant particulièrement ceux d'histoire. Leur verdict est sans appel : “Il faut un Congrès de La Soummam bis, disent-ils, pour sauver l'Algérie !” Depuis la dernière sortie médiatique de l'ancien chef d'Etat Méziani Ahmed, de son nom d'”artiste” Ahmed Ben Bella, la querelle des “anciens” ne cesse de gagner en intensité, jetant chaque jour dans l'arène l'une ou l'autre des “pointures” qui furent les “contemporains” du martyr de Tétouan. Les derniers en date sont Yacef Saâdi, Hocine Aït Ahmed et Youcef Khatib. Nous ne pouvons que nous féliciter de voir autant de “stars“ de notre chère Révolution sortir de leur réserve, même dans un registre à la limite de l'anecdotique, et éclairer un peu plus notre lanterne sur les épisodes les plus énigmatiques de notre récent passé. Et, tout en appelant de nos vœux une plus grande implication de nos “pères fondateurs”, tous ces acteurs de premier plan dans la guerre d'indépendance, à quelque échelon qu'ils fussent, dans l'alimentation documentaire de l'histoire, nous avons estimé que les jeunes avaient aussi leur mot à dire dans ce débat. Force pour nous est d'avouer, en l'occurrence, qu'ils nous auront étonné par leur bon sens et par la pertinence de leurs réflexions, quand bien même sembleraient-elles iconoclastes et “impertinentes”. Pour ne pas nous perdre, nous avons dû nous limiter aux étudiants, en ciblant une catégorie significative au regard du sujet qui nous intéresse : ceux du département d'histoire de l'université d'Alger. Le choix de cette filière n'est, à l'évidence, pas fortuit. Si les jeunes, de manière générale, affichent une indifférence toute compréhensible aux querelles à titre “posthume” dont se font l'écho les journaux, au fil de leurs éditions successives, entre les baroudeurs d'hier — et les étudiants ne font pas exception à la règle, tant s'en faut — tel ne semble pas être tout à fait le cas de ceux dont le cursus est censé accorder une place de choix à ces questions. Kouider, 23 ans, est en 3e année. Il lit la presse comme il peut, arabophone de préférence. Manifeste-t-il quelque intérêt à la polémique déclenchée par Ahmed Ben Bella ? “Bien sûr. C'est un sujet qui nous concerne directement”, dit-il. Quel est son sentiment, à l'occasion, si tenté qu'on puisse parler de “sentiment” dans un débat politico-intellectuel… “Pour moi, il ne fait aucun doute que Abane Ramdane était et restera à jamais une valeur sûre de notre histoire. Il ne peut pas être cet agent de la France que Ben Bella présente aussi bassement. C'est un symbole inaliénable de notre identité !” Passée l'envolée “scolaire” et la déclaration de principe, nous essayons de décortiquer avec lui la manière dont le programme universitaire rend compte des événements encore tout chauds qui ont marqué notre mémoire collective. Il faut noter qu'outre les modules généralistes communs à toutes les disciplines des sciences humaines, des modules plus pointus sont appelés à donner un sens à la spécialité. Quel volume horaire est-il consacré à l'étude de la Révolution algérienne ? “En première et deuxième années, nous avons un seul module qui traite de ça, c'est l'histoire de l'Algérie. Encore qu'en première année, on se base particulièrement sur la période allant de 1518, soit de l'époque turque, à la Première Guerre mondiale. En troisième année, nous abordons cela dans un module qui a pour intitulé : l'Algérie, Etat et société”. Comme tous les étudiants que nous avons sondés, Kouider a le sentiment que sa formation est complètement bidon. “Nous effleurons à peine ce genre de sujets. En fait, tout dépend de la sensibilité du professeur. S'il est nationaliste conservateur, il vous brosse un tableau tout ce qu'il y a de reluisant de la Révolution, occultant à souhait tout ce qui dépasse. S'il est ouvert, à ce moment-là, il laisse filtrer quelques vérités, et nous livre l'histoire avec toutes ses contradictions”, note-t-il. Pour Kouider comme pour tous ses camarades, il est scandaleux qu'on ”cache des choses” à des étudiants dont le métier même est de déballer le refoulé de l'histoire officielle. “Je comprends qu'en première année, on ne dise pas tout. Mais quand on songe que du début jusqu'à la fin, l'histoire est enseignée d'une façon démagogique, c'est navrant!” regrette-t-il. La censure, suggère Kouider, ne devrait pas avoir sa place dans un amphithéâtre, lui qui pensait béatement que la fac avait réellement pour mission, entre autres, de développer chez le citoyen-étudiant le sens critique et une certaine autonomie intellectuelle. Son copain Rachid, 22 ans, n'est pas dans la même filière. Il est en 2e année d'économie de gestion. Rachid est émoustillé par la discussion. Nous l'interrogeons sur l'intérêt que pouvait susciter chez lui un tel débat. Comme beaucoup de jeunes, il estime que la crise que nous vivons et les événements dramatiques que nous connaissons poussent de plus en plus les jeunes à chercher des réponses dans le passé et, par voie de conséquence, à s'intéresser à l'histoire. Rebondissant sur l'“affaire” Abane, il dira : “Pour moi, il est tout à fait clair que Abane est un héros. C'est le cerveau de La Soummam. Et ceux qui disent que ce Congrès a fait dévier la Révolution, je leur rétorque qu'il faut juger au résultat. Le fait est là, nous avons bel et bien arraché l'indépendance. Je dirais plus : aujourd'hui, notre pays a besoin d'un Congrès de la Soummam bis pour se remettre sur pied !” Institut d'histoire ou musée ? D'un extérieur lugubre, abrité dans un bâtiment carré et austère, avec des salles de cours froides et du barreaudage partout, l'Institut d'histoire est un véritable musée ; une antiquité à lui tout seul. Passe encore le décor. En fait, là où le bât blesse, c'est que l'esprit qui habite ce corps est bien plus sinistre encore, reproduisant, d'une manière tautologique, toutes les tares de l'université algérienne. Le programme est obsolète, les profs sont dépassés par tous les événements, passés ou présents, les ouvrages bibliographiques font cruellement défaut. Ourida, 24 ans, vient de finir ses études, et a postulé au concours de magistère. Son témoignage est édifiant : “Le peu que j'ai appris, je le dois à un effort personnel. Notre formation est très superficielle. L'incompétence est criarde. Nous n'avons même pas terminé le programme. Pour l'histoire de l'Algérie, nous n'avons pas dépassé l'année 1957. Nous n'avons même pas abordé les accords d'Evian. Sans parler du niveau. L'histoire récente de l'Algérie à partir de 1962 a été carrément occultée pour ne pas dire censurée.” Ourida regrette, par-dessus tout, la sclérose scolastique et les carcans pédagogiques qui ont miné son cursus. “Les profs ont tous une phobie de la politique, alors que l'histoire est truffée d'événements politiques. Chaque fois qu'un étudiant veut s'exprimer en dehors de la ligne orthodoxe, il est brimé”, affirme-t-elle. À la clé, cette anecdote : j'ai eu à présenter un sujet de mémoire ayant pour thème : “L'évolution de l'Algérie de 1962 à 1992” mais le conseil scientifique me l'a refusé, me disant : “madjibinach machakel !” Maintenant, mon souhait, c'est de pouvoir le faire en magister. C'est aberrant qu'on ne puisse pas traiter de sujets qui nous concernent directement sous prétexte qu'ils ont une connotation politique.” Abane aurait-il été content d'entendre cela ? Après la primauté du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur, voici venu le temps de la primauté du dogmatique sur le politique. Au moment où l'enseignement, si attaché fût-il à sa profession de foi académique, est truffé d'idéologie, sous une teinte arabo-baâthiste ou national-islamiste ou communiste ou berbériste ou à-quoi-boniste, voilà qu'on interdit le libre accès aux idées extra-consensuelles au motif qu'elles sont “idéologènes” ! La preuve : la plupart des ouvrages qui sortent du “khatt” ne sont pas disponibles dans la bibliothèque de l'institut. Les étudiants que nous avons rencontrés n'ont jamais eu la chance de tomber sur un bouquin de Mohammed Harbi, Yves Courrière et autre Benjamin Stora. Ils doivent s'estimer heureux d'avoir accès aux ouvrages de Mahfoud Keddache, Daho Djerbal, Aboulkacem Saâdallah ou Larbi Zbiri, pour préparer leurs exposés. Dans le cas contraire, ils doivent se contenter de leurs polycopiés illisibles et insipides, incolores et inodores, avec leur discours lisse, à la tonalité franchement “épique”, où la guerre de Libération, après son filtrage sous le portique de la censure, est purgée de toutes les scories des voix discordantes. Elle est, alors, déclinée en une compile de portraits hagiographiques et de récits d'une naïveté “scolaire”. Autre détail édifiant : la filière n'accorde aucune place, dans son éventail de spécialités, à l'histoire de l'Algérie ! Et ce n'est pas tout. Celles que nos chers pédagogues ont cru utile d'intégrer brillent par leur ineptie. Jugez plutôt : “Mouvements de libération dans le monde”, “Régimes islamiques”, “Civilisation” et “Afrique subsaharienne”. Décidément, l'Université algérienne est mentalement bloquée à l'époque de… Ben Bella et sa conception “castriste” et castratrice de l'Histoire. Nous terminons par l'avis d'un professeur. Attitude qui en dit long : l'homme se refuse à parler “politique”. Il ne s'exprimera qu'une fois rassuré que son nom n'apparaîtra pas dans le journal, et que nous n'avions pas de dictaphone en poche… Ce professeur estime que le débat sur l'histoire, d'une façon générale, est surpolitisé, et que c'est la dérive à éviter quand on a la lourde responsabilité de dispenser un enseignement sur une matière aussi sensible, et davantage encore quand il s'agit de faire sa “graphie”. “Notre drame est que nous avons tout banalisé. Nous avons tout abaissé au ras des pâquerettes, alors, tout le monde parle de tout et de n'importe quoi. On a descendu l'islam dans la rue et on a vu ce que cela a donné. Il est des domaines qui, à mon avis, doivent rester réservés à l'élite. Quand le premier venu vient fourrer son nez dans la polémique sur Abane, on ouvre la brèche à toutes les sottises. Même les politiciens ne doivent pas s'en mêler car la tentation est grande d'instrumentaliser la trame historique à sa convenance.” Comme quoi, le produit historique est “hautement politique”. Donc “hautement inflammable”. Ce que notre interlocuteur souligne en faisant sienne cette citation de Raymond Aron : “L'histoire, c'est de la politique à froid.” Pour lui, un distinguo doit être fait entre le témoignage apporté par un historique et le travail de l'historien. “Pour nous, tout ce que disent les uns et les autres ne sont que des témoignages à prendre avec des pincettes car ils sont mus, le plus souvent, par des ambitions politiques et des règlements de comptes, a posteriori. La somme de ces témoignages est loin d'être l'histoire ou la vérité historique. Pour l'historien, ce n'est qu'un matériau brut qui attend d'être passé au tamis et soumis à la rigueur de l'analyse”, dit-il. Une problématique de faisabilité se pose : qui, de l'historien ou du journaliste, doit faire le travail de collecte du matériau brut, en allant recueillir le témoignage vivant, sur bande magnétique ou autre support, de la bouche de ces icônes qui ont fait l'histoire, puis se sont murés dans le silence des morts, distillant par à-coups les secrets qu'ils risquent d'emporter dans leur tombe ? Un travail colossal sur l'oralité est encore à faire, tant la transmission écrite de ce troublant héritage est parcimonieuse devant l'immensité de la... légitimité révolutionnaire. M. B.