Médecin de formation, vous écrivez un livre d'histoire. Quelles sont vos motivations ? Je ne suis pas qualifié pour écrire un livre d'histoire. Il s'agit d'un livre d'analyse politique sur des faits historiquement avérés de notre histoire nationale avec pour fil conducteur Abane Ramdane. Je suis médecin, mais je ne me suis jamais débarrassé d'une autre casquette que j'ai acquise au cours de mon cursus universitaire, une formation en sciences politiques. Ce projet d'écriture d'un livre, d'abord sur Abane Ramdane, sur l'histoire de l'Algérie ensuite, m'avait toujours un peu poursuivi. J'ai donc accumulé un certain nombre de documents. En 1988, il y a eu ce grand mouvement qui a eu pour effet de déverrouiller le champ politique et idéologique et cela a permis à des personnalités, comme Messali Hadj, Abane Ramdane, d'apparaître dans le champ politique et historique national. Le fait que Abane soit apparu comme un symbole du mouvement national pour l'indépendance de l'Algérie et le fait que les problèmes qu'il avait soulevés au Congrès de la Soummam soient devenus d'une actualité brûlante, j'ai pensé que c'était peut-être le moment d'envisager un projet d'écriture de cette période à laquelle il avait pris une part assez importante. Dans votre livre, vous remontez aux racines du conflit, soit aux origines de la colonisation de l'Algérie. Pourquoi êtes-vous allé si loin ? Ce livre a été écrit en France et je vis en France. J'ai eu, au cours de mes contacts, de mes relations, souvent un certain nombre de réactions de la part de Français qui consistaient à dire que c'est le FLN qui, en 1954, a commencé la guerre et la violence. J'ai voulu expliquer non seulement aux jeunes Algériens, mais également aux Français que la guerre de Libération nationale n'était pas un coup de tonnerre dans un ciel serein et que la violence multiforme subie par le peuple algérien depuis 1830 ne pouvait aboutir qu'à une réaction violente du nationalisme indépendantiste algérien qui a, du reste, utilisé tous les moyens pacifiques de lutte pendant trois décennies. De votre point de vue, quelle place Abane Ramdane a-t-il occupé dans le mouvement nationaliste ? Quels enseignements tirer aujourd'hui de son action ? Abane a fait d'une rébellion une révolution, une guerre de résistance nationale au colonialisme. Dès les trois ou quatre premiers mois de l'insurrection, il y a eu une espèce d'essoufflement, non seulement parce que beaucoup de dirigeants étaient arrêtés, d'autres morts, comme Didouche Mourad, mais il devait y avoir une réunion de bilan en janvier 1955 qui n'a pas eu lieu. Il y a eu aussi une réaction extrêmement brutale de l'administration coloniale. L'arrivée de Abane a permis de redynamiser l'insurrection et le travail d'organisation, d'unification, de consensualisation qui a fait que les Algériens sont entrés dans un cycle de guerre nationale de résistance. Le Congrès de la Soummam a permis l'institutionnalisation de la rébellion, si bien que les dirigeants se sont présentés à l'opinion publique internationale et à l'establishment colonial comme l'Etat algérien en guerre. Ce n'était plus des rebelles, c'était l'Algérie en guerre, d'où le titre du livre. La stratégie militaire de Abane Ramdane était-elle unanimement partagée par ses compagnons ? C'est une question d'actualité que j'ai eue à traiter au cours d'une polémique qui m'a opposé à un ancien ministre du gouvernement de Réda Malek. Ce ministre avait développé la thèse selon laquelle Abane Ramdane avait imposé une stratégie militaire qui a mené l'Armée de libération nationale (ALN) sur la voie de la destruction. Premièrement, il n'y a jamais eu de stratégie militaire dans la plateforme de la Soummam. Deuxièmement, Abane Ramdane n'était pas un militaire. Troisièmement, il n'a jamais été question de développer une guerre classique contre l'armée coloniale, sachant qu'à aucun moment il n'a été question de mettre à bas l'armée coloniale, cette dernière étant infiniment plus puissante que l'ALN. Le cœur du problème était d'amener l'establishment colonial à la table des négociations en le harcelant et en le déstabilisant par les armes. L'ALN a été structurée en demi-groupes de 5 hommes, en groupes de 11 hommes, en katibas de 70 à une centaine d'hommes et en bataillons de 350 hommes. Il n'a jamais été imposé à un quelconque officier de l'ALN d'affronter l'armée coloniale avec des effectifs massifs. Cela s'est fait sur les frontières, il y avait des effectifs très importants et de l'armement lourd, mais dans les wilayas de l'intérieur, cela n'a jamais été imposé même s'il y a eu des batailles qui ont été livrées avec des effectifs très importants et qui ont été tantôt très réussies et tantôt ont débouché sur un terrible carnage, et je peux en témoigner puisque mon frère Dahmane est mort dans une célèbre bataille, la bataille de Sidi Madani. Comment expliquez-vous que des dirigeants importants du mouvement nationaliste algérien, à l'instar de Abane Ramdane, aient été longtemps mis sous l'étouffoir ? Si l'on doit parler de Abane, il faut parler de son projet soummamien, c'est-à-dire de la citoyenneté, de l'évacuation de tout ce qui est religion, identité du champ politique. Comment voulez-vous parler du projet politique de quelqu'un si vous ne décrivez pas son parcours et notamment comment il a commencé à militer, ce qu'il a fait et comment il a disparu. Le système algérien qui souffre encore du déficit de ces valeurs ne pouvait pas assumer ce projet. A partir du coup de force de 1962, il fallait fabriquer une histoire, une historiographie qui correspondait aux intérêts des dirigeants en place. Cela continue ! Et aussi si l'on doit parler de Abane, il faut parler des circonstances de son élimination. Ce qui est encore un sujet tabou. Vous avez une idée sur la façon dont Abane a été éliminé ? J'apporte un éclairage nouveau sur cette partie de l'histoire dans un deuxième livre qui va paraître bientôt, avec des témoignages écrits et des témoignages oraux de personnalités qui ont été très proches et parfois des acteurs, mais je ne peux pas vous en dire plus. Des non-dits, des tabous sont encore à lever. C'est un important chantier qui reste ouvert devant les historiens ? Beaucoup d'acteurs de premier plan sont encore en vie. Il est très difficile d'évoquer des faits qui sont encore très douloureux ; en témoignent les débats très vifs chaque fois qu'il en est question dans la presse, par exemple. Le champ historique est investi par parcelles. Il reste que l'œuvre de Mohamed Harbi est une référence. Un jour, je l'ai rencontré, je lui ai dit que son œuvre c'est l'ancien testament de l'histoire nationale. La jeunesse algérienne a besoin qu'on lui dise des choses, quelquefois avec des vérités qui font mal. Mon plus cher souhait, c'est qu'il y ait une nouvelle génération d'historiens comme celle que nous connaissons maintenant en France et comme la nouvelle génération d'historiens israéliens qui remettent en question tous les credo établis par le système israélien pour légitimer l'accaparement de la Palestine. En France, il y a un mouvement révisionniste de l'histoire coloniale, portant notamment sur le développement de la thèse des « bienfaits » de la colonisation. Qu'en pensez-vous ? Cet aspect m'a beaucoup interpellé, notamment depuis la promulgation de la loi du 23 février 2005, au point d'introduire un nouveau chapitre, une post-face que j'ai intitulée « La torture, la colonisation, l'Algérie et la France ». Dans ce chapitre, j'ai pris soin de répondre aux questions que se posent nos compatriotes et, du côté français, notamment à ceux qu'on appelle les nostalgiques de l'Algérie française. La colonisation, c'est un véritable viol à main armée. Maintenant que faire de tout cela ? La colonisation a eu lieu, l'Algérie et la France ont besoin d'interférences extrêmement importantes, peut-être beaucoup plus importantes que celles que la France a avec l'Allemagne. Comme les Américains qui ont eu leur guerre d'indépendance, comme un certain nombre de pays qui ont un acte fondateur dans leur histoire, les Algériens ont la guerre de libération comme acte fondateur de la renaissance de l'Etat et de la Nation algériens. Les Algériens ne peuvent pas arracher la page, ils peuvent la tourner en la gardant en tête. Il faut que la France et l'Algérie aient une mémoire apaisée, même si la conciliation est très difficile.