L'explosion sociale aura bien lieu, car la rue est jeune et le pouvoir sourd et archaïque… Nous sommes passés maître dans l'art du constat. Nous n'avons pourtant pas encore été en mesure de le prolonger en actions concrètes afin de sortir du marasme économique et social qui nous étouffe, et nous libérer de l'étreinte d'un ordre social qui nous maintient au banc des nations qui président à leur destinée. Cela fait plus de 20 ans que nous vivons une crise multidimensionnelle qui nous livre à toutes les incertitudes et projette sur notre avenir l'ombrage d'un destin funeste. Malgré l'abondance de capitaux, le XXIe siècle est pour nous synonyme de chômage, de vie chère, de précarité sociale, de grèves et d'émeutes, sur fond de crise politique majeure. Nos institutions ont, aujourd'hui, perdu toute légitimité et ne sont plus à même de porter un quelconque contrat social. Malgré les bouleversements que connaît le monde arabe, révélateurs d'une inarrêtable aspiration des peuples à la liberté, notre régime politique, prisonnier de sa conception rétrograde des rapports sociaux, continue sa fuite en avant. L'Algérie paraît ainsi faire figure d'exception dans un monde arabe trop longtemps sous le joug de régimes surannés, autoritaires et antiprogrès. Nous pourrions être tentés de donner raison à ceux qui pensent que nous n'avons plus aucun rêve, que nous n'aspirons pas à mieux que de mener une existence de survie, et que nous resterons à jamais prisonniers de nos peurs. Certes, pour l'heure, le peuple algérien n'a pas encore investi la rue pour fouler sa servitude et s'extraire d'un régime qui l'entraîne inexorablement au bord du gouffre. C'est compter sans le fait que le peuple algérien est jeune, avec plus de 30% de la population entre 15 et 29 ans. Cette jeunesse n'a pas vécu avec acuité les années noires et finira tôt ou tard par ne plus accepter que son avenir soit hypothéqué. Faute de moyens et d'espaces d'expression pacifique, elle n'aura d'autre choix que d'utiliser la force pour revendiquer ce qui en réalité lui revient de fait. Ainsi, ce que chacune des parties en présence redoute (peuple et régime), une nouvelle ère de violence et d'errements finira par arriver, faute de changer leurs comportements respectifs. Concernant le régime, plus le temps passe et plus il apporte la preuve de sa volonté de préserver le statu quo, de son incurie à opérer une rupture radicale dans le mode de gouvernance de notre pays. Le peuple, quant à lui, et notamment l'élite, en se déresponsabilisant, en tournant le dos au politique (dans son acception la plus noble, c'est-à-dire la participation active à la vie de la cité) laisse s'installer une situation délétère qui finira par échapper à tout contrôle, au risque évidemment de plonger le pays dans le chaos. … et parce que nous avons renoncé à l'action politique Rejeter la chose politique, c'est à l'évidence se soustraire à une participation nécessaire et salutaire à l'édification, dans la sérénité, d'un nouveau projet de société qui tient compte des aspirations de chacun. Bref, c'est accepter de se voir imposer un choix de société par défaut car l'absence de débat citoyen, l'incapacité à initier une réflexion profonde et innovante, ne peut conduire au pouvoir que des partis dits “islamistes”. Mais pour quel projet de société ? Comme la majorité de mes compatriotes, je suis profondément attaché à l'Islam et à ses valeurs. Cependant, comme le disait le défunt Boudiaf, observons autour de nous les nations développées, celles qui produisent toute la technologie et les biens que nous nous contentons de consommer. L'Etat de droit, la justice sociale, la solidarité, la confiance sociale, la morale collective (et notamment dans la gestion des affaires publiques) et la liberté, voilà les valeurs et les normes qui ont assuré le succès de ces peuples. Ce sont également ces mêmes valeurs pour lesquelles les peuples voisins se sont élevés. Mais, comme le montre l'histoire des peuples qui ont été à même de bâtir des sociétés de progrès, ces droits et ces valeurs ne peuvent être garantis que par des institutions fortes, légitimes et répondant devant le citoyen. Ils ne peuvent en aucun cas reposer sur la simple vertu supposée des individus. Ne nous méprenons donc pas, nul n'a le monopole de la vertu, et le problème de l'Algérie ne réside aucunement dans un manque d'Islam, mais dans un problème de légitimité des institutions, de responsabilité des gouvernants face au peuple, et dans l'absence d'une société civile forte. Nous sommes collectivement responsables de la situation de notre pays parce qu'au lieu de nous investir pour nos droits, nous avons laissé le champ libre à l'arbitraire de nos gouvernants. Comment, en effet, pourraient-ils agir pour l'intérêt commun alors que nous ne leur demandons aucun compte ? Surtout, à voir notre indifférence au sort de certains de nos compatriotes, force est de constater que c'est la notion même d'intérêt commun qui nous fait défaut. Pourtant, cette responsabilité des gouvernants devant le peuple est un principe premier de toute société fondée sur la justice, et seules des institutions “démocratiques” peuvent constituer un garde-fou contre tout abus de pouvoir, de qui que ce soit, dans la société. Ainsi, il faut alors que nous sommes au paroxysme de la crise, que l'idée d'un grand peuple se gouvernant lui-même s'offre à présent à la conscience de la nation tout entière. Le mythe du sauveur est une utopie, car comme le dit si bien la sourate 13 du Coran : “En vérité, Allah ne modifie point l'état d'un peuple, tant que les individus qui le composent ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes.” Le chemin sera long et difficile, mais nous devons mobiliser tous nos efforts, toute notre détermination et tout notre talent, afin de bâtir ensemble une société moderne et respectueuse de nos valeurs culturelles et religieuses. Cependant, il nous faut d'abord sortir de la crise dans laquelle nous sommes et qui nous menace chaque jour un peu plus. Mais que faire ? Sur le plan politique, nous sommes face à un dilemme. Participer dans le cadre des partis politiques actuels, qui ont failli en jouant simplement le rôle de satellites du pouvoir, c'est cautionner un régime dans son projet de maintenir le statu quo en procédant à un simple ravalement de façade, sans toucher aux fondations même de notre ordre social. Ne pas participer, c'est nous condamner alors à un usage inéluctable de la force. Comment résoudre cette aporie et sortir de cette impasse ? Pour y échapper, nous devons réhabiliter le politique à travers une citoyenneté retrouvée La réponse est à chercher dans les raisons de notre échec, celles évoquées plus haut, et notamment notre incapacité à l'action politique. Nous avons tous conscience que la situation est dramatique et que “les choses doivent changer”, mais nous continuons pour autant à obéir aux mêmes règles du jeu, celles du statu quo. Ce qui maintient cette situation de blocage, c'est d'une part le fait que nous ne sommes pas toujours capables de qualifier ce que sont “ces choses qui doivent changer” et d'autre part, notre méfiance les uns envers les autres. C'est la faible confiance sociale qui nous empêche de penser collectivement nos problèmes et de fondre nos intérêts particuliers dans un intérêt supérieur. Qu'est-ce qui doit changer ? Ce qui doit fondamentalement changer, c'est notre rapport à notre environnement, notamment envers nos compatriotes et envers l'Etat et ses représentants. Nous devons, enfin, réaliser que lorsqu'un Algérien est victime d'injustice, lorsqu'on le prive de ses droits les plus élémentaires et de ses libertés fondamentales, en nous désolidarisant, c'est à nos propres droits et libertés que nous renonçons. Il faut prendre conscience que les devoirs que nous avons les uns envers les autres sont la source ultime de nos propres droits, et la seule voie vers la fin de l'arbitraire des gouvernants dont nous sommes victimes depuis cinquante ans. Nous devons donc cesser de subir et œuvrer pour le changement. Il faut dire non à la corruption, à tous les niveaux, non à l'arbitraire des institutions et de l'administration, et non à l'injustice, sous quelque forme que ce soit. Il faut maintenant nous organiser pour demander des comptes à nos gouvernants sur leur gestion des affaires publiques. Leurs décisions ont des conséquences dramatiques sur notre quotidien et sur l'avenir de notre pays, alors nous ne pouvons continuer à les ignorer. Si les partis politiques ne sont pas pour l'heure les lieux appropriés pour mener ces actions, alors nous devons nous organiser en associations d'usagers, de consommateurs, de travailleurs, de citoyens, afin d'agir comme un et faire entendre nos voix et faire valoir nos droits. Tout ceci suppose de cesser d'attendre une solution miracle, une solution de facilité, et d'être conscients que c'est notre simple renoncement à notre dignité, à nos rêves, qui a permis l'émergence et la pérennité d'un ordre social anti-progrès et liberticide. Cela suppose également de reprendre confiance en nous et d'être convaincus que nous ne sommes pas moins aptes que les autres peuples à édifier une société de progrès et de libertés. Kant avait tort, nous n'avons pas des gouvernants à notre image et nous ne sommes pas condamnés à la médiocrité. Oui, nous avons le droit, et le devoir même, d'être exigeants, car nous avons le potentiel de nos aspirations les plus nobles, de nos rêves les plus grandioses, ceux d'un grand peuple et d'une grande nation. Pour cela, nous devons avoir du courage, non pas celui d'user de la force, mais celui de l'union, celui de l'effort constant, celui de la responsabilité et surtout celui du devoir. Le courage, c'est aussi d'être tourné vers la vérité, de la chercher et de la dire. Le courage c'est enfin de refuser l'arbitraire et le mensonge de nos gouvernants pour bâtir ensemble un ordre social plus large, plus fraternel et surtout plus juste. Soyons définitivement convaincus qu'aucun de nous ne pourra s'élever si ce n'est avec la nation tout entière, à travers le projet d'une nouvelle République définitivement tournée vers l'avenir et dans laquelle le citoyen algérien trouvera enfin sa véritable place. Ce projet difficile et ambitieux auquel nous devons dès maintenant nous atteler relève de notre responsabilité de citoyens pour qu'ensemble nous assurions l'avenir de million de nos compatriotes. Forts de notre héritage historique, c'est unis que nous réussirons là où d'autres ont échoué dans le passé. Nous devons avoir le regard tourné vers l'avenir et tirer les leçons du passé pour ne plus reproduire les mêmes erreurs. Le changement ne doit pas être perçu par le pouvoir comme étant une menace mais au contraire, il doit symboliser une formidable opportunité de rassemblement de toutes les forces vives de notre pays. Nul ne doit se sentir menacé par le tournant que nous devons faire prendre à notre société, car ce n'est que dans le dialogue et surtout avec toutes les sphères de la société (aussi bien politique, civile que militaire), que nous pourrons trouver une solution pacifique à la crise qui menace chaque jour un peu plus notre avenir. Nous devons prendre conscience que les réformes politiques et économiques doivent être à la mesure des défis auxquels nous sommes confrontés et ainsi reformer en profondeur le fonctionnement de notre ordre social. Notre printemps sera non pas celui de la révolution violente, mais de l'éveil citoyen. Proclamons haut et fort que nous serons à présent alertes et attentifs, que nous allons devenir ensemble une force citoyenne à part entière. Dans la sérénité, mais réalistes et surtout déterminés, nous investirons ensemble tous les espaces d'action publique afin de responsabiliser nos institutions et nos gouvernants. Ainsi nous leur demanderons des comptes sur leur gestion des affaires publiques de notre pays tout en leur rappelant que l'Algérie appartient à tous les Algériens, mais qu'elle est la propriété d'aucun. (À suivre) K. B.