Le maître mot de nos décideurs est donc le “brassage entre tradition et modernité”, une formule magique jugée suffisante à mettre dans un cahier des charges de trois pages pour dilapider l'argent public. Or, les termes tradition et modernité ne signifient rien s'ils ne sont pas explicités, et si l'offre qui en résulte n'est pas sous-tendue par un véritable génie artistique, ce qui n'est nullement le cas dans le gigantesque projet d'Alger ! L'Algérie, dont les normes urbanistiques et architecturales ne cessent de se dégrader, ne sait pas échapper à la laideur, même en dépensant à coup de milliards de dollars et avec un cahier des charges de trois pages ! Jamais concours international d'architecture n'a été organisé sur la base d'un cahier des charges aussi squelettique, un cahier des charges qui est une insulte à l'Algérie ! Et qui atteste d'une logique nouvellement établie en Algérie qui érige l'improvisation et l'oralité comme normes en toutes matières. L'autoroute Est-Ouest n'a-t-elle pas fait l'objet d'une étude expéditive qui n'a même pas fait appel à des ingénieurs agronomes algériens ? C'est un bureau d'études tunisien qui a fait ce "travail" ! La construction des trémies d'Alger n'a-t-elle pas été aussi précipitée ? Tout comme de nombreux autres projets au coût faramineux réalisés sur la base de l'oralité, sans aucune étude sérieuse. Un véritable appel d'offres, avec une ouverture aux petits bureaux d'études, aurait incité de nombreux architectes, y compris arabes et musulmans, à participer pour offrir à l'Algérie “sa grande mosquée” sans que le gigantisme prenne le dessus sur la beauté, la spiritualité et la modernité, c'est-à-dire sur l'âme d'une vraie mosquée. Dans le projet allemand, la taille et les dimensions masquent la banalité et la plate copie du passé. Il s'agit alors d'une mosquée sans âme qui n'est ni du passé ni du présent, qui n'a médité ni l'histoire ni ne la transcende pour nous élever vers le divin et projeter dans le futur. Et ce n'est pas un minaret de 270 ou 300 mètres -un record inutile et injustifié aussi bien esthétiquement, philosophiquement et techniquement, car le muezzin n'a pas besoin de prendre l'ascenseur et monter si haut pour appeler à la prière puisqu'il utilise un micro connecté à un haut parleur- qui fera la beauté d'une mosquée, qui évoque beaucoup plus un immense supermarché kitch qu'un lieu de culte. Ce n'est pas le minaret qui fait la mosquée mais la mosquée qui édicte le type de minaret. À l'heure de l'électricité, la mosquée peut exister sans minaret. Toutes les mosquées, ou presque, construites depuis 1962 en Algérie sont réalisées dans un style dépassé et obsolète qui, de surcroît, n'a rien à voir avec le style maghrébin développé par nos ancêtres, qui ont su se distinguer du Moyen et de l'Extrême-Orient. En s'inspirant de l'architecture saharienne et malienne pour réaliser la mosquée de Hydra, le Corbusier a compris cela bien avant tous les architectes musulmans. Son magnifique édifice reste jusqu'à ce jour l'un des plus beaux lieux de culte moderne algérien, loin devant la gigantesque université coranique de Constantine et certainement devant la future Grande mosquée d'Alger. Un muezzin n'a plus besoin de monter si haut pour faire entendre sa voix aux fidèles, voila pourquoi le minaret est inutile. Mais l'architecte algérien perpétue cet élément architectural comme si le muezzin devait être entendu de Dieu et non pas des hommes ! Un lieu de culte se construit avec le cœur et la sensibilité, pas avec des chiffres démesurés. Sa beauté réside dans son harmonie avec le cosmos, c'est-à-dire avec un environnement qu'il ne doit aucunement déranger ou perturber. Une mosquée ne doit pas gêner la tranquillité et le bien être des gens mais, au contraire, s'inscrire dans leur milieu et l'améliorer. Si le projet d'Alger ne s'intègre pas dans un plan d'aménagement global, par sa démesure il mettra un terme à la tranquillité des riverains tout en défigurant le site et le panorama algérois dans sa plus belle perspective, la perspective ouest-est. Une mosquée n'est pas faite pour écraser les hommes mais pour qu'ils s'y sentent comme chez eux ou mieux que chez eux. Une mosquée n'est pas un temple dédié à un dieu mais un lieu où les hommes prient Dieu. Dans ses dimensions, elle doit être à l'échelle humaine et non pas à l'échelle pharaonique afin de ne pas écraser les hommes ni lui donner l'impression d'être des créatures lilliputiennes. Car, dans l'Islam, l'homme est grand et possède sa dignité. Par sa taille, la mosquée est sensée préserver l'intégrité physique, morale et spirituelle de l'homme, et non pas le réduire à une portion d'atome écrasé sous un poids immense et incommensurable. Même la nature n'est pas faite pour écraser l'homme en Islam, comme en témoigne le traitement de l'homme face à celle-ci dans la miniature depuis Behzâd à Al-Wassiti ou Racim. Ce n'est pas par la taille que la mosquée évoque l'Esprit et la Puissance de Dieu mais par la beauté et l'harmonie de ses formes, de ses entrelacs, de ses décorations, de ses faïences et céramiques, de ses stucs, de ses luminaires, de ses arcs et ses colonnes et surtout par cette lumière et de cette sérénité, cette paix et cette sensation de plénitude et de joie qui s'en dégagent. Mais une mosquée modeste et sans zelliges ni céramique, comme celles de Ghardaïa ou du Sahara qui rayonnent aussi de lumière spirituelle et de l'Esprit divin. C'est d'ailleurs parce que l'architecture et les décorations des églises étaient tristes, et celles de la mosquée joyeuses, que les chrétiens (au Moyen-Âge) ont essayé de compenser cela par l'introduction de la musique (clavecin, orgue). Puis l'architecture des églises a évolué et celle des mosquées a stagné, comme a stagné d'ailleurs l'architecture dans la terre islamique tout entière. Les plus belles mosquées réalisées aux XXe et XXIe siècles sont en France, au Portugal, en Hollande, aux USA, et non pas en terre d'Islam. Un cahier des charges de trois pages ! Lorsqu'on ne désigne pas un architecte pour un projet on ne peut pas faire l'économie d'un appel d'offres national ou international avec un véritable cahier des charges, et même les USA, qui ont le plus grand nombre d'architectes de renom au km2 ne dérogent pas à la règle du concours international, ni l'Allemagne, ni le Japon non plus. Voilà pourquoi la rénovation du Moma de New York a été réalisée par un Chinois, le musée Guggenheim de Bilbao en Espagne par l'Américain Frank O. Gehry, la pyramide du Louvre par le Chinois I.M. Pei… L'architecture s'est internationalisée et l'on ne cherche plus à donner des projets nationaux à des architectes nationaux mais aux auteurs des meilleures propositions quelle que soit leur nationalité. Quelle le que soit la nationalité de leur auteur, ces réalisations participent du prestige des nations où elles sont édifiées. Evidemment, ailleurs dans le monde, l'Etat ne réalise pas des projets ni ne dépense de l'argent pour le prestige ou pour la gloire des princes mais pour l'utilité publique. Le prestige n'est pas une fin en soi mais la valeur ajoutée d'une œuvre utile. Le coût de la mosquée algéroise est faramineux et avoisinerait le milliard d'euros selon certains médias, voire beaucoup plus, en tout cas de quoi construire des centaines d'hôpitaux de très haut niveau et des centaines de kilomètres de rail de TGV. Et n'est-ce pas une contradiction alzheimerienne que de construire une capitale à Boughezoul et continuer à penser Alger comme capitale ? Hassan II a fait édifier une mosquée qui porte son nom et dont on connaît au moins l'architecte, le français Michel Pinseau, qui l'a réalisée en collaboration avec le maître de l'œuvre Bouygues. Le projet algérien porte le nom d'un bureau d'études, celui de Krebs und Kiefer. Pinseau a opté pour le néomauresque maghrébin, qui place la mosquée de Casablanca dans la lignée des mosquées de la Qayrawiyyin de Fès, de Moulay Ismail de Meknes, de Tinmel de Marrakech, de la mosquée de la Zeitouna de Tunis, de la grande mosquée de Tlemcen ou de la mosquée Sidi Ben Abdellah de la Casbah algéroise, la mosquée de Nedroma, la mosquée du Derb de Mostaganem qui a malheureusement été défigurée par les "restaurateurs" et de nombreux autres édifices du beau style maghrébin, qui se distingue par sa simplicité, sa pureté et son humilité. Architecturalement, la mosquée Hassan II s'inscrit donc dans la tradition, ce qui lui donne au moins une valeur culturelle d'authenticité, soit un cachet qui fait sa légitimité historique même si les critères essentiels de l'art et de l'architecture la projettent dans la modernité et la contemporanéité de l'œuvre, sa correspondance à l'esprit du présent, son apport déviant et son prolongement dans le futur. Le cachet traditionnel ne transparaît pas dans la mosquée d'Alger, qui n'a rien de moderne non plus, à part une petite touche d'extravagance mille fois déjà-vu dans le style dit international, un style dont les pays du Golfe sont friands comme tous les pays sans culture moderne ou traditionnelle et qui sont contents de tartiner avec du toc et du clinquant mais qui, au moins, sont conséquents avec leur volonté d'acheter coûte que coûte les derniers trucs de modernité… Nous, on n'a même pas cette vision consumériste dans notre démarche, qui se caractérise par l'improvisation permanente, l'instabilité, l'absence totale de goût, de logique… Il suffit de voir les mosquées ou nos édifices érigés ces dix dernières années pour s'en rendre compte. Les mosquées ont tantôt un minaret, tantôt deux, trois, quatre ou même cinq, comme nous l'avons vu dans une wilaya du pays, alors que les lieux de culte maghrébins n'en ont généralement qu'un à part deux exceptions en Algérie et quelques autres en Tunisie et au Maroc. Des dizaines de milliers de constructions anarchiques enlaidissent le pays, et beaucoup d'entre elles ne sont même pas crépies. À Tipasa, quatre édifices publics mitoyens (lycée, commissariat, mairie et siège de daïra) viennent d'être construits, chacun dans un "style" différent et d'une horreur incroyable ! La mosquée proposée par les Allemands pour Alger est bizarre, hybride, mi-moderne, mi-traditionnelle : elle ne répond pas à une demande spirituelle ou philosophique mais à un souci politique opportuniste, de compromis et de compromission, qui ne s'engage ni dans un sens ni dans l'autre. Le projet de la Grande mosquée d'Alger lui-même reposait sur un cahier des charges de trois pages, une sorte de brouillon sur la base duquel quelques sociétés ont daigné soumissionner des croquis pour un commanditaire qui ne sait même pas comment dépenser sa fortune, qui n'a même pas une idée claire de la manière dont il veut prier, et pourquoi il veut le faire de telle ou telle manière. Car l'architecture d'une mosquée suppose une manière de prier, une certaine relation avec Dieu, une certaine pensée théologique, spirituelle et culturelle. Et si un pays qui dispose de tout un département ministériel pour cela ne sait pas le définir dans un cahier des charges, cela ne manque pas d'être perçu comme de l'ignorance de ses propres fondements cultuels et spirituels. Voila pourquoi le projet de la mosquée d'Alger semble ignorer tout de l'architecture islamique et de l'architecture de notre temps, des apports omeyyade, abbasside, maghrébins, et des apports modernes de Kenzo Kenzo ou de Bofil, Li Pei, Bernard Tschumi ou Daniel Libeskind, des subtilités de Denis Valode, Jean Pistre, Richard Meier ou Eduardo Souto de Moura qui ont enseigné que l'architecture est destinée à “vivre” (durer) des siècles et à témoigner pour longtemps du génie ou de la médiocrité non seulement de son auteur mais du peuple à qui elle appartient. Le concours d'architecture pour la nouvelle bibliothèque de Paris a été lancé en 1999 et c'est l'architecte Dominique Perrault qui l'a remporté, puis on a laissé mûrir et évoluer le projet avant de le réaliser. Voilà pourquoi l'architecture dans ce pays, comme dans tous les pays qui respectent l'art, obéit à la Charte d'Athènes (datant de 1943) qui est fondatrice de l'architecture et de l'urbanisme modernes dits du style international. Cette charte énonce les moyens d'améliorer la ville moderne en permettant l'épanouissement harmonieux de quatre grandes fonctions humaines : habiter, travailler, se divertir et circuler. Ce n'est pas dans la précipitation et les opérations de prestige que l'on remplira ces conditions dans notre pays et que l'on édifiera des cités où il fait vraiment bon vivre. À cause de la précipitation, on n'a pas tardé à se rendre compte de l'inutilité des trémies réalisées à Alger, tout comme on ne tardera pas d'ailleurs à regretter l'érection du futur grand édifice cultuel algérois. Voilà pourquoi il est désormais indéniable que les plus belles mosquées sont réalisées en Europe, en Amérique et en Asie, hors des frontières d'un monde musulman qui refuse de se libérer de l'emprise du passé et d'accéder à la modernité. S'ils ne se départissent pas du passé, comment pourraient-ils égaler un Michel Andraud ou un Pierre Parat, une Zaha Hadid ou une Itsuko Hasegawa et d'autres maîtres de l'architecture moderne qui n'ont pas reçu leur génie du ciel mais qui sont le produit d'une volonté d'apprendre et d'évoluer, de créer et d'innover, comme le souhaite tout artiste qui se respecte. (À suivre) A. E. T.