Les progrès réalisés par la médecine, grâce à l'apport de la technologie, sont indéniables À la fin mes études de médecine, je n'avais pas conscience de la mission à laquelle j'étais destiné. Il faut dire qu'en dehors du savoir technique qui nous était dispensé à l'université, nos premiers pas dans ce monde passionnant du soin n'ont pas été accompagnés. Nos aînés, dont le rôle était aussi de nous tenir par la main et de nous guider dans ce métier, ont failli. Sans doute parce que certains d'entre eux, accablés par le travail quotidien, n'avaient pas de temps à consacrer à ce travail initiatique… car il s'agit bien de cela, d'une initiation. D'autres ont manqué à ce devoir par désintérêt ou par méconnaissance de l'importance de la relation maître-disciple. Mais il n'est pas question ici de faire le procès des aînés. Quand, frais émoulu, j'ai quitté la faculté de médecine, j'étais, comme un grand nombre d'étudiants, paré pour faire le diagnostic d'une typhoïde ou d'une méningite. J'avais la compétence pour pratiquer une ponction lombaire, inciser un abcès ou assister un accouchement. J'étais aussi animé d'un enthousiasme sans bornes et comme un adolescent attendant son premier rendez-vous amoureux, je manifestais de la fébrilité et de l'empressement. Je trépignais d'impatience, je voulais vite faire mes preuves. Toutefois, je ressentais au fond de moi une indicible inquiétude, un malaise que je ne comprenais pas et que je n'avais pas tout de suite identifié. Au fond, j'avais peur. Je le compris plus tard. J'avais peur parce que je sentais bien que ce métier ne se résumait pas à traiter des maladies. Il y avait de toute évidence quelque chose de plus important, de plus grave, de plus solennel. Une inexprimable angoisse qui fut, sans doute, responsable du choix de ma vocation actuelle. Ce fut elle qui m'amena à, finalement, croiser sur le chemin de mon débutant destin de psychiatre celui qui allait m'aider à donner un sens et une cohérence à mon avenir professionnel. Le professeur Mahfoud Boucebci. Le respect du malade était son credo. Son métier était au-dessus de tout. La connaissance et le travail étaient pour lui des valeurs fondamentales et pérennes. Sa générosité était sans limites. À ses patients et à ses élèves, il donnait de son temps et de son savoir, sans réserve. Des valeurs qu'il partageait avec chacun de nous et qui m'ont fait prendre conscience de l'importance du métier qui m'attendait. Faire mes premiers pas de jeune médecin auprès de ce maître m'a permis de mesurer l'importance de cette mission. Psychiatre : un métier exaltant J'ai, durant ma formation de spécialiste des troubles psychiques, appris à d'abord être médecin puis à devenir psychiatre. La dimension humaniste de mon futur métier m'est apparue soudainement. Le contact avec mes premiers malades, avec la souffrance psychique, n'y est pas étranger. Mon inquiétude s'était alors estompée pour laisser place à un sentiment que j'avais déjà connu à la fin de mes études médicales. Une sorte d'enthousiasme et d'excitation, une exaltation cependant régulièrement pondérée par l'attentive proximité de notre maître et par les permanents conseils qu'il nous prodiguait. Au fur et à mesure que je progressais dans la profession, j'apprenais à écouter et à entendre. J'ai surtout mesuré l'importance de la mise en place des conditions favorables à l'émergence du dialogue singulier qui doit prévaloir dans la relation entre le médecin et son malade. Un dialogue qui doit permettre à la souffrance de s'exprimer sans réserve, sans peur, sans contrainte et dans le respect total du sujet, de l'homme. Soulager la souffrance, “prendre soin de l'homme”. Qu'y a-t-il de plus exaltant ? Chacun sait, le malade plus que tout autre, que la médecine d'aujourd'hui a perdu sa dimension humaine, son objet originel. Les spécialités se multiplient et saucissonnent le sujet qui n'est plus qu'un ensemble d'éléments, de pièces, d'organes, qui peuvent tomber en panne et qu'il faut arranger. Les progrès technologiques sont venus compliquer les choses en diminuant le contact entre le praticien et son patient. Les appareils de plus en plus sophistiqués et l'inflation de leur usage à des fins diagnostiques médiatisent la relation médecin-malade qui est réduite à sa plus simple expression. “Bonjour, asseyez vous, nous allons pratiquer une échographie.” Silence, le médecin s'affaire, il fait son examen. “C'est fini, tout va bien, au revoir monsieur”, “Au revoir docteur”. Tout cela se passe dans une pièce obscure où patient et médecin peuvent à peine se distinguer. Chacun de nous a pu vivre une situation semblable et subir l'angoisse d'un examen de ce genre ainsi que celle de l'attente du résultat, du verdict. Devenue trop spécialisée et trop technique, la médecine est de nos jours trop pressée, elle ne prend plus le temps d'écouter et de comprendre la souffrance, de lui donner du sens. Elle s'empresse d'aller au diagnostic, de repérer l'organe coupable, responsable de la maladie. Elle ne prend plus le temps d'informer le sujet sur son état de santé, sur la nature des examens qui sont pratiqués et sur leurs objectifs. Les progrès réalisés par la médecine, grâce à l'apport de la technologie, sont indéniables. Il n'est pas de mon intention de les occulter, mais ils gagneraient à être accompagnés de la permanence d'une relation rassurante avec le sujet. La médecine actuelle traite avec, par bonheur, une grande efficacité. Le malade se porterait sans doute mieux si elle faisait l'effort de soigner. Je dis cela parce que face au recul de l'écoute dans la pratique médicale, le patient n'a plus d'autre recours que le psychiatre. Il sait que, dans le dialogue singulier qui le lie à ce dernier, il y a un espace pour parler de soi, de ses difficultés, de sa vie, de sa souffrance… Il sait aussi qu'il peut se laisser aller, exprimer et vivre ses émotions. Le colloque singulier permet de mieux connaître le malade, de s'informer sur sa vie, ses difficultés, son environnement familial, social, professionnel, etc. Prendre le temps d'écouter et de comprendre permet de faire des liens entre les événements qui ont parcouru l'histoire du sujet et la souffrance qu'il présente aujourd'hui. “Tout symptôme a une valeur dans le passé, dans le présent, et pour l'avenir”, disait déjà Ibn Sina (Avicenne). Il est actuellement bien établi que la maladie n'est pas un accident de parcours. Elle a une signification et du sens. Le sujet ne tombe pas malade, il le devient. La maladie, la santé aussi, est un devenir et celui-ci est en relation étroite avec l'existence du sujet. Le développement de la psychologie médicale et de la psychologie de la santé a permis, aujourd'hui, de comprendre que c'est dans la connaissance de l'homme et de sa condition qu'il faut chercher les raisons de l'émergence de la souffrance. Prendre conscience de la dimension humaine de la souffrance et y apporter les soins nécessaires : c'est cela qui est particulièrement exaltant. M. B. * Psychiatre