�Il faudrait pour le bonheur des Etats que les philosophes fussent rois et que les rois fussent philosophes.� Platon in La R�publique FARID KACHA, CHEF DU SERVICE HOSPITALO UNIVERSITAIRE DE PSYCHIATRIE DE CH�RAGA. �Psychiatrie, sant� mentale et soci�t� en Alg�rie� (1 �re partie) Avril 2009, d�s le lancement du suppl�ment �L�Entretien du Mois�, j�avais envisag� de consacrer un num�ro � l��tat de la psychiatrie au plan universel, car il me semblait que les questions de sant� mentale constituaient, dans une certaine mesure, le reflet des perturbations du monde. Les recherches documentaires entreprises m�avaient confort� dans cette appr�hension. Sur les recommandations du Professeur Farid Kacha, j�avais pris contact avec l��minent sp�cialiste Sartorius r�f�rence internationale dans la discipline, d�autant qu�il avait assum� la charge du d�partement de sant� mentale au niveau de l�OMS (Organisation Mondiale de la Sant�). Nous avions convenu du principe d�un entretien qui devait �tre programm� selon le plan de charge du professeur Sartorius. Je dois avouer que press� par les th�mes d�actualit� plus br�lante, j�ai oubli� cet engagement de principe. Pourtant l��volution de la situation en Alg�rie me renvoyait toujours � des interrogations acad�miques et m�me pratiques sur l��tat de la sant� mentale et son impact dans la pr�servation de la coh�sion de la soci�t� alg�rienne. Ce questionnement me paraissait d�autant plus fond� que l�Alg�rie vient de traverser une p�riode p�nible de son histoire, marqu�e par une violence inou�e. Lors des s�ances de d�dicaces de mon dernier livre �Probl�matique Alg�rie�, la curiosit� intellectuelle des lecteurs et leur lucidit� ont eu � m��tonner. Aucun d�entre ces lecteurs ne m�a interpell� � propos de ces questions coutumi�res au microcosme politique alg�rois qui tiennent, au mieux, de la politique politicienne et, au pire, du pur comm�rage. Ces lecteurs son all�s au vif du sujet, m�interrogeant sur des aspects pertinents de mon ouvrage, en particulier l�impact de la politique dite de r�conciliation nationale, sur la stabilit� de la soci�t� alg�rienne et de sa coh�sion. En m�me temps, ces lecteurs me reprochaient ne pas mettre en valeur le potentiel national � travers la possibilit� qui serait donn�e aux personnalit�s nationales de toutes sp�cialit�s de s�exprimer dans le suppl�ment �L�Entretien du Mois�. Voil� comment j�en suis venu � ouvrir cet espace aux scientifiques alg�riens, parce que j�ai consid�r� que ceux qui livrent le combat exaltant et laborieux du savoir m�ritent, plus que les autres, respect et consid�ration. Pourquoi avoir choisi, plus sp�cialement, le Professeur Farid Kacha pour engager cette ouverture? Ce serait mentir que de cacher les relations de profonde amiti� qui me lient � lui de longue date. Mon choix, cependant, s�explique par d�autres consid�rations plus objectives. D�abord son abn�gation au profit de la science. Depuis qu�il a opt� pour la psychiatrie � il s�explique, admirablement, sur le sujet au cours de cet entretien-, le Pr. Farid Kacha, contrairement � beaucoup de ses confr�res du corps m�dical, a d�di� sa vie � la science, refusant, obstin�ment, toute sollicitation pour exercer une fonction officielle qui n�aurait pas manqu� de l�en distraire. il s�est toujours limit� � faire face aux taches qui �taient � port�e de mains. Pr�server l��tablissement hospitalier dont il avait la charge, assurer sa maintenance mais, �galement, am�liorer son niveau de performance. C�est pour lui un objectif suffisant pour constituer un id�al. Ceux qui connaissent l�h�pital psychiatrique de Ch�raga vous confirmeront combien il a honor� cet id�al. La qualit� des soins prodigu�s au sein de l�H�pital et l�assimilation, en temps r�el, des progr�s de la m�decine moderne est, unanimement, reconnue. Cette gageure a un prix. C�est, nous le disions, l�humilit� du Pr. Farid Kacha et sa grande abn�gation au labeur. Prenons un exemple. Depuis plus de trente ans, l��quipe de psychiatres de Ch�raga se caract�rise par une grande originalit�. L�h�pital, en effet, dispose, probablement, de ce qui constitue la meilleure biblioth�que m�dicale sp�cialis�e en Alg�rie. L��quipe de psychiatres qui exerce autour du Professeur Kacha s�est astreinte d�s les d�buts, � un s�minaire de lecture hebdomadaire o� l�un des soignants pr�sente au collectif de m�decins l�ouvrage le plus pertinent �et, si possible, le plus r�cent - paru sur la sant� mentale. Dans les m�mes conditions, un �tudiant en r�sidanat pr�sente un article de r�f�rence paru dans les revues scientifiques. L�abn�gation, c�est aussi la gageure de faire en sorte que les plans de charges de tous les soignants de l�h�pital de Ch�raga, comportent, n�cessairement, pour chaque ann�e, une formation compl�mentaire ou la participation � un congr�s d�int�r�t scientifique. Comme les Alg�riens aiment contester, par principe, certains diront que ce n�est pas l� une r�volution. Tous les professeurs et chefs de services s�acquittent de leurs responsabilit�s avec la m�me humilit� et la m�me abn�gation que le Pr. Farid Kacha. Faites, donc, Dieu � Mais, j�allais oublier une raison compl�mentaire pour expliquer le choix port� sur le Pr. Farid Kacha. Les lecteurs pourront constater � sa lecture que notre m�decin de l��me, esprit ouvert, attentif et vigilant � tout ce qui constitue l�environnement de la psychiatrie, s�int�resse, aussi, � la politique. Sous l�angle de la r�flexion, mais avec courage et lucidit�. Certaines de ses r�ponses li�es � la conjoncture politique sont, � cet �gard, audacieuses. J�attendais qu�il les attenue � la correction de l�entretien. Il n�en fut rien. C�est en conviction que le Pr. Farid Kacha s�exprime. Cela conforte ma consid�ration pour lui et me disculpe du chef d�inculpation de complaisance qui aurait pu m��tre adress�. Mohamed Chafik Mesbah Bio-express du Professeur Farid Kacha Le Professeur Farid Kacha est n� en 1941 � Alger. Il a poursuivi ses �tudes primaires � Dellys puis secondaires au lyc�e m�tropolitain de Ben Aknoun. Il a entam� ses �tudes de m�decine � l�universit� d�Alger, pour obtenir, successivement, le grade de Docteur en m�decine en 1968, de Docteur en sciences m�dicales en 1979, de Docent en psychiatrie en 1981 et, enfin, de Professeur de psychiatrie en 1983. Il est, depuis 1976, Chef du service hospitalo-universitaire de la clinique psychiatrique de Ch�raga. Depuis 1970 il est, aussi, expert psychiatre pr�s des tribunaux d�Alger. Le Pr. Farid Kacha a accompli son service national de 1973 � 1975, en qualit� de psychiatre � l�h�pital central d�instruction de l�ANP � Alger. Pr�sident de la Soci�t� Alg�rienne de Psychiatrie, il constitue l�expert de r�f�rence pour tout ce qui touche � la psychiatrie en Alg�rie. Il a �t� membre de plusieurs commissions et groupes de travail, notamment la commission nationale de la nomenclature des m�dicaments, la commission nationale hospitalo- universitaire, la commission nationale de la r�forme hospitali�re et, enfin, la commission nationale de la r�forme de la justice. Il a �t� membre du comit� ex�cutif du congr�s mondial de psychiatrie sociale, expert temporaire au niveau de l�OMS pour les questions de sant� mentale, le Pr. Farid Kacha est, en effet, un expert reconnu � l��chelle internationale. Membre fondateur de l�association �rencontres franco-maghr�bine de psychiatrie� et de �L�association alg�ro-fran�aise de psychiatrie�, le Pr. Farid Kacha participe, r�guli�rement aux colloques et congr�s scientifiques internationaux consacr�s � l��volution de la psychiatrie � travers le monde. Le Pr. Farid Kacha a exerc�, par ailleurs, au d�partement de psychiatrie de l�universit� de Gen�ve en Suisse, en qualit� d�Assistant en 1972 puis de Professeur invit� en 1994. Il a obtenu en 1988 le prix maghr�bin de m�decine d�livr� par la R�publique tunisienne. Le Pr. Farid Kacha est l�auteur de nombreux ouvrages scientifiques dont �Psychiatrie et Psychologie m�dicales� qui, r��dit� en 2002, fait r�f�rence dans la profession. Fondateur et r�dacteur en chef de la revue alg�rienne �Le lien Psy�, le Pr. Farid Kacha publie, p�riodiquement, des articles scientifiques aupr�s de revues dont il est, souvent, membre du Conseil Scientifique. C�est le cas, notamment, de �Revue Francophone du Stress et du Trauma� publi�e � Paris. Mari� et p�re de trois enfants, le Pr. Farid Kacha a pour violon d�Ingres, la lecture, la peinture et les jeux d��chec. � � La vocation au m�tier de psychiatre, c�est l�aptitude � �couter la souffrance humaine et � l�accompagner� � Le m�tier de psychiatre Mohamed Chafik Mesbah : En introduction � cet entretien, j�ai annonc� que je devais me garder de manifester quelque complaisance pour l�ami que vous �tes. Cela ne vous indispose pas que je puisse �tre d�sagr�able au cours de l�entretien ? Professeur Farid Kacha : L�amiti� ne doit pas d�teindre sur des rapports professionnels. Ce sera le cas, je le souhaite, pour cet entretien d�di� aux lecteurs int�ress�s par l��tat de la sant� mentale en Alg�rie. Rassurez-vous, c�est lib�r� de toute pr�notion pr�judiciable � la libert� de ton et � la qualit� scientifique de l�entretien, que je vous re�ois. Peut-on �voquer un facteur pr�disposant dans votre vie qui vous a pouss� � choisir les �tudes de psychiatrie ? Oui, des facteurs pr�disposant existent pour un tel choix. Pour ce qui me concerne, mon choix aura �t�, probablement, d�termin� par deux causes. La premi�re se rapporte � la chance que j�ai eu d�avoir un p�re particuli�rement g�n�reux et extr�mement sensible � la souffrance humaine. J��tais attir�, d�s l�enfance, par deux professions, celle d�avocat, pour d�fendre la veuve et l�orphelin, et celle de psychiatre, pour aider les plus souffrants parmi les �tres malheureux. J��tais, fortement, impressionn� par les malades errants, sans domicile et parlant seuls. Ces malades soulevaient partout compassion et peur. Cela m�interpellait, avec force. Comment ces malades qui avaient tout perdu pouvaient-ils susciter autant de peur et de rejet ? La question me taraudait l�esprit. La deuxi�me tient plus � un fait du hasard, celui l� m�me qui fa�onne, parfois, les destins. Ma rencontre avec le professeur Khaled Benmiloud, en 1967, lors de mon stage pratique � l�h�pital Mustapha Pacha, a transform�, en effet, mon destin. Cette rencontre a r�veill� en moi un int�r�t vital pour la psychiatrie qui, quarante ans, apr�s, persiste avec la m�me acuit�. Le Pr. Benmiloud qui �tait dot� d�une grande culture, se caract�risait par un nationalisme ombrageux et intransigeant. Il m�a re�u avec une grande sollicitude et m�a manifest� une forte sympathie .Il a propuls�, assur�ment, ma carri�re. D�s la fin de ma sp�cialit�, en 1971, il me confia, avec affection, � son ma�tre le Professeur Ajuriaguerra, un Basque espagnol refugi� en France puis �tabli en Suisse, � Gen�ve. C�est l� qu�il m�accueillit, avec une grande sollicitude, � son service psychiatrique au sein de l�h�pital Bel Air. Pour m�moire, le Professeur Ajuriaguerra a contribu� � r�volutionner la psychiatrie suisse. Auteur d�un ouvrage impressionnant sur la psychiatrie de l�enfant, concepteur d�une technique de relaxation qui porte son nom, ce psychiatre �minent a termin� sa carri�re � Paris comme professeur au coll�ge de France. Cela veut dire qu�il existe une vocation de psychiatre ? Je pense, en effet, qu�il existe une vocation qui conduit au m�tier de psychiatre. Peut-�tre m�me la vocation est-elle requise d�avantage pour la psychiatrie que pour les autres sp�cialit�s m�dicales. Pour une raison �vidente, tout d�abord. Le m�tier de psychiatre est un m�tier ingrat avec lequel il n�est pas possible de faire fortune, aussi bien dans le secteur public qu�en exercice priv�. Ce n�est pas, non plus, une sp�cialit� prestigieuse comme la chirurgie. Les patients que vous examinez contraints � une vie rude sont, souvent, sans activit� professionnelle. Les urgences psychiatriques sont effrayantes avec des �tats d�agitation chez les patients qui pr�sentent des dangers certains. Les h�pitaux sont souvent repoussants et mal organis�s. Les malades sont difficiles � c�toyer, surtout dans le cas des patients �d�t�rior�s� qui pr�sentent de graves affections chroniques. Il faut donc des motivations solides pour accepter d�affronter de telles difficult�s. Il existe, par ailleurs, une deuxi�me raison qui est, je dirais, d�ordre, �motionnel. C�est le bonheur que procure l�exercice de la profession. J�ai particip� � la formation de trente et une promotions de psychiatres dans mon service. Il est remarquable que la plupart des r�sidents aient �prouv� du plaisir � travailler au contact des malades, sans compter le temps � leur consacrer. Ces r�sidents, si vous permettez l�expression, s��panouissent au contact des malades. Ils deviennent curieux, ils fr�quentent plus r�guli�rement la biblioth�que. Ils passent de longs moments � bavarder avec des patients hospitalis�s et � les sortir prendre l�air, m�me. A l�inverse, d�autres r�sidents �vitent les patients et ne leur donnent pas plus que le strict n�cessaire. Ils passent � c�t� du bonheur que procure leur profession que nous �voquions. D�autres r�sidents, apr�s une tentative infructueuse d�adaptation, quittent vite le service, apr�s quelques semaines sinon quelques mois. La souffrance des malades leur sera devenue intol�rable. Vous conviendrez, donc, qu�il existe, bien, une pr�disposition pour exercer le m�tier de psychiatre. Il faut �tre puissamment pouss� par cette vocation pour accepter de s�int�resser au comportement inhabituel des patients, � vouloir percer le myst�re des comportements humains. Peut-�tre, est-ce l� la raison qui fait que les femmes choisissent, plus fr�quemment que les hommes ce m�tier. Si tel est le cas, expliquez-nous davantage cet engouement des femmes pour la profession ? Il faut pr�ciser que la profession m�dicale en entier se f�minise. Actuellement, le sexe f�minin pr�domine dans les examens d�acc�s au r�sidanat, toutes sp�cialit�s confondues. Dans le cas de la psychiatrie, cette f�minisation a de quoi �tonner, en effet. Les urgences psychiatriques devraient faire appel � des psychiatres de sexe masculin, c�est l�impression qui pr�valait. Peut-�tre, fallait-il tenir compte de la pr�disposition des femmes � pr�ter une plus grande oreille d��coute � la souffrance humaine � travers l�exercice d�un m�tier qui vous confronte aux pathologies mentales les plus lourdes. La psychiatrie au confluent du corps et de l�esprit La psychiatrie en tant que discipline se rapproche-t-elle plus des sciences sociales ou des sciences m�dicales ? La psychiatrie est la sp�cialit� m�dicale qui se nourrit le plus des apports d�autres innombrables disciplines, entre autres, la psychologie, la sociologie, l�anthropologie, la neurologie et l��pid�miologie. C�est clair, la psychiatrie ne peut se passer ni des sciences sociales, ni des sciences m�dicales. Comprenez bien que le cerveau qui est un organe extraordinairement complexe ouvre des perspectives d��tudes sans limite. Il s�agit de mati�re vivante cr�ant de la mati�re pensante. L�intrication des deux offre, vous vous en doutez, des horizons infinis. Quel rapport �tablissez-vous entre la psychiatrie et la psychologie clinique ? De mani�re plus pr�cise, est-il possible d��tablir un diagnostic psychiatrique sans le conforter par la psychologie pathologique ? Nous avons d�j� �voqu� cela. Toute atteinte somatique s�accompagne de r�action psychologique et vice versa. Chaque �motion s�accompagne, en effet, de modification au niveau du corps. La psychologie �tudie les troubles des rapports entre l�individu et le monde environnant. Mais il ne faut pas oublier que la psychopathologie se rapporte � un organe qui est le cerveau. Le fonctionnement de ce cerveau, va retentir sur le comportement et peut modifier notre rapport au monde. L�organisation de notre personnalit� d�pend de notre milieu familial, de notre environnement social et de notre h�ritage g�n�tique, donc de l��tat de d�veloppement de notre cerveau. Ainsi le �mongolien �, le patient atteint de trisomie 21, va �tre n�cessairement limit� dans son d�veloppement psychologique, ind�pendamment des autres facteurs li�s au milieu social et culturel. Le patient pr�sentant une trisomie 21 qui h�rite d�une anomalie g�n�tique sur chromosome 21, va n�cessairement �tre limit� dans son d�veloppement psychologique. Il arrive exceptionnellement aux �tudes secondaires et jamais aux �tudes sup�rieures. Un conflit traditionnel oppose psychiatres et psychologues, de mani�re plus singuli�re, les psychanalystes. Les premiers s�attachent aux aspects organiques des maladies psychiques, les seconds privil�gient les m�canismes spirituels, notamment, les sentiments. Cette rivalit� est-elle toujours actuelle ? Examinons, d�abord, les pathologies les plus fr�quentes en psychiatrie. Au premier rang, c�est la schizophr�nie. Cette maladie constitue la hantise des psychiatres. C�est la pathologie qui correspond au cancer dans les maladies somatiques. La schizophr�nie est une psychose qui affecte l�adulte jeune en s�accompagnant de troubles de la cognition. Elle touche 1% de la population dans le monde avec autant d�hommes que de femmes. En Alg�rie, nous recensons, cependant, deux hommes pour une femme. Cette pathologie occupe 70% des lits d�hospitalisation avec, l� aussi, deux lits d�homme pour un lit de femme. Au deuxi�me rang, viennent les troubles thymiques (d�pression et manie) et les d�lires chroniques (parano�a). Pour m�moire ces troubles consistent en la peur d�une situation ou d�un objet. Ces troubles regroupent les n�vroses, les TOC (troubles obsessionnels compulsifs) et les troubles phobiques. Les patients qui pr�sentent ces troubles sont, essentiellement, des femmes � le double par rapport aux hommes-. G�n�ralement, ils consultent dans les cabinets priv�s. Les services de consultation publique re�oivent, surtout, des malades atteints de psychose chronique. La client�le des cabinets psychiatriques priv�s se recrute, surtout, parmi les sujets atteints de troubles anxieux et de d�pressions. La d�pression, rappelons le, c�est une tristesse importante dont la dur�e est sup�rieure � quinze jours et qui s�accompagne d�un ralentissement psychomoteur affectant id�es et mouvement. Quel est le statut de la psychanalyse par rapport � la psychiatrie ? la psychanalyse est une conception du fonctionnement mental ainsi qu�une th�rapeutique peut �tre utilis�e par le psychiatre, par le psychologue, plus g�n�ralement, par toute personne ma�trisant ses techniques. La psychanalyse se pratique en cabinet, pas � l�h�pital. Dans les services psychiatriques hospitaliers, c�est aux psychoth�rapeutes, des psychologues cliniciens express�ment form�s, qu�il est fait recours pas aux psychanalystes. Cette profession particuli�re n�est pas soumise � un cahier de charges particulier car son exercice n�a pas �t� envisag�, s�par�ment, de celui du psychiatre ou du psychologue. L�Union Europ�enne s�at�le, actuellement, � fixer un cadre juridique � la profession, en subordonnant, notamment, son exercice � l�obtention d�un dipl�me de psychoth�rapeute. En Alg�rie, il doit bien exister quelques psychanalystes exer�ant en cabinet, g�n�ralement des psychologues � la base. Cette profession, naturellement, est plus en vogue dans les pays d�velopp�s, mais elle nous permet la compr�hension des comportements humains qui �chappent � notre conscience. Comment r�agissent, en g�n�ral, les soci�t�s humaines face aux maladies mentales ? Cela d�pend, en partie, du milieu culturel. Certains auteurs remarquent qu�en Afrique, la culpabilit� est moins exprim�e qu�en Europe ou au Japon. La pers�cution et le pr�judice sont fr�quemment retrouv�s, la souffrance y est moins int�rioris�e et les suicides sont moins fr�quents. Dans l�expression de l�angoisse, l�influence culturelle est importante (troubles anxieux � n�vroses); c�est que l�homme est toujours pris dans un r�seau d�interactions psychologiques, d�pendant de sa culture, qui va d�terminer en partie son orientation psychologique. Si l�expression des maladies mentales ainsi que leur �volution peuvent se modifier d�une culture � l�autre, leur aspect essentiel reste remarquablement homog�ne. Au-del� de la culture et de son implication dans l�expression de la souffrance, la psychiatrie elle-m�me va �galement �voluer en fonction des donn�es institutionnelles et sociales. Elle est, dans les soci�t�s contemporaines, sollicit�e pour donner un conseil, un avis, une strat�gie rationnelle aux probl�mes d��ducation, aux probl�mes de couples, de relations familiales et professionnelles. Elle est consult�e par le l�gislateur pour d�cider de la garde des enfants apr�s un divorce, pour juger un d�linquant ou un criminel apr�s l�acte d�lictueux. Elle donne son avis sur les moyens de pr�vention de la toxicomanie et du sida comme sur les probl�mes d�urbanisme et de la sant� mentale dans une communaut� C�est ainsi que le psychiatre a �t� progressivement hiss� � un statut de t�moin de son �poque, soulevant, tour � tour, administration et agressivit�, fascination et d�sir d�exclusion. Le tableau de la sant� mentale en Alg�rie Quel a �t� l�h�ritage colonial en mati�re de coh�sion familiale et sociale ? Quel impact sur la sant� mentale ? Il faut se souvenir que notre pays a v�cu sept ann�es de guerre effroyable. Chaque famille alg�rienne a eu son lot de morts et d�handicap�s, sa part d�angoisse, de haine et de peur. Pour m�moire, rappelons qu�une partie de la population s�est retrouv�e parqu�e dans des centres de regroupement, arrach�e � sa terre et � ses racines. Une autre partie de la population a v�cu dans des villages encercl�s en permanence et une autre a endur� des privations difficiles en milieu urbain. A l��poque, la psychologie et la psychiatrie �taient, rappelons-le, des disciplines taboues. Comment l�Alg�rie a-t-elle fait face � l�h�ritage en mati�re de sant� mentale ? Au lendemain de l�ind�pendance, les pouvoirs publics ont vite manifest� la volont� de d�velopper les prises en charge psychologiques et psychiatriques. La construction rapide d�infrastructures sp�cifiques � Tizi-Ouzou, � Constantine, � S�tif et � Tiaret en est la preuve. Il faudrait, cependant, souligner que, durant la guerre de lib�ration, la prise en charge � l��tranger, des moudjahidine se faisait d�j� gr�ce � l�action de Frantz Fanon qui exer�ait en Tunisie sous les auspices du GPRA. Mais, avec le recul historique, il est possible de dire que l��volution de la psychiatrie en Alg�rie a connu deux p�riodes successives. Une p�riode de d�veloppement intense, surtout, en comparaison avec nos voisins marocains et tunisiens. Une p�riode de stagnation, ensuite. L�Alg�rie dispose, actuellement, de plus de six cent psychiatres et pas moins de mille psychologues avec 5000 lits de psychiatrie. Nous ne parvenons pas, pour autant, � concevoir et � organiser une politique de sant� mentale. Ne soyez pas surpris. Cinquante ann�es apr�s l�ind�pendance, il n�existe pas de bureau central de sant� mentale au Minist�re de la Sant�. Cinquante ann�es apr�s l�ind�pendance, la capitale continue de fonctionner avec deux h�pitaux psychiatriques, Drid Hocine et Ch�raga, �rig�s � partir de simples cliniques priv�es. Pas un seul h�pital psychiatrique n�a �t� construit � Alger o� la population d�passe, all�grement, les deux millions de personnes. Antoine Porot, figure embl�matique de l��cole psychiatrique d�Alger, � propos de la personnalit� de base de l�Alg�rien, �voque le �pu�rilisme mental� et �suggestibilit� �. Il parle m�me de �bloc informe de primitifs profond�ment ignorants et cr�dules�. Quel est l�int�r�t pour la psychiatrie coloniale de se livrer � ces clich�s ? Vous avez raison de parler de clich�s. Il s�agit l�, bien entendu, d�inepties Il faut, cependant, raisonner en contexte historique. Pour cette �cole coloniale, l�objectif consistait � justifier la colonisation de l�Alg�rie. Cette �cole coloniale a eu pour ma�tre le psychiatre Antoine Porot lequel proposait une th�orie sens� expliquer le comportement des Alg�riens r�volt�s. Les Alg�riens pr�senteraient une ag�n�sie du corps calleux, une anomalie du cerveau qui expliquerait leur cr�dulit�, leur suggestibilit� et leurs col�res brutales et impr�visibles. Cette th�orie, soulignons �le, faisait pendant � celle du fameux m�decin l�giste, le Dr. Cesare Lombroso (1835-1909), professeur de m�decine l�gale � Turin qui a �t� le fondateur de l�Ecole positiviste. Cette �cole d�veloppe la th�se selon laquelle il existerait un rapport entre la morphologie des criminels et leur caract�re inn� qui les porte � commettre des crimes. A l��poque, cette th�se �tait r�pandue dans les milieux de la m�decine occidentale. Pour revenir au psychiatre Antoine Porot, il faut retenir qu�il avait organis� la psychiatrie en Alg�rie sur le mod�le militaire. Du premier au troisi�me �chelon, selon la terminologie en usage. Le premier �chelon, c��tait la psychiatrie universitaire, Alger par exemple, qui traite des affections aigues. Le deuxi�me �chelon, c��tait la psychiatrie hospitali�re avec le cas de l�h�pital de Blida-Joinville qui traite des affections chroniques. Le troisi�me �chelon, enfin, c��tait, l�hospice psychiatrique tel l�hospice de Sour El Ghozlane o� �taient regroup�s les patients �d�mentifi�s�. En quoi, par comparaison � cette �cole coloniale, Frantz Fanon a-t-il �t� pr�curseur? D�abord, parce qu�il aura �t�, symboliquement, le premier psychiatre alg�rien. Psychiatre et licenci� de psychologie, il a �t� confront�, d�s son arriv�e en 1953 � l�h�pital de Blida-Joinville, � la dure r�alit� coloniale. La charge qui lui fut confi�e est toute r�v�latrice : chef de service �pavillon homme indig�ne�. A l��poque, en effet, l�h�pital psychiatrique de Blida �tait organis� en deux coll�ges. Il existait deux m�decines � l�usage de populations de malades diff�rentes. Vous aviez, d�une part, le �Pavillon homme europ�en � ainsi que le �Pavillon femme europ�enne �. Vous aviez, d�autre part, les �pavillon homme indig�ne� et �pavillon femme indig�ne �. Les psychiatres fran�ais nourrissaient tant de m�pris � l��gard de Frantz Fanon qui accordait tant d�int�r�t aux malades �indig�nes� qu�ils l�affublaient du sobriquet moqueur de �n�gre pr�tentieux�. Sur un plan th�orique et pratique, quel est l�apport que Frantz Fanon a pr�sent� � la discipline ? Il d�veloppe, tout d�abord, la psychoth�rapie institutionnelle en milieu autochtone. Prenant le contre-pied des th�ses de l��cole coloniale d�Alger, il d�montre que les patients alg�riens �taient sujets d�une double ali�nation. Une ali�nation due � la colonisation et une autre due � la maladie elle-m�me. C�est par cette double ali�nation qu�il faut comprendre, finit-il par imposer, le comportement violent des Alg�riens. De mani�re plus concr�te, il a r�volutionn� le fonctionnement du service psychiatrique hospitalier. Il transforme, rapidement, la vie des patients du �pavillon homme indig�ne� o� il introduit l�animation culturelle avec un chanteur infirmier qui �tait le fameux chanteur Abderrahmane Aziz. Il organise des groupes d�occupation, il lance un journal, il ouvre une mosqu�e et il cr�e une �cole d�infirmiers. Pour l��poque, c��tait une r�volution. Rappelons, enfin, que Frantz Fanon, expuls� en 1957 de Blida, a rejoint le Gouvernement Provisoire de la R�publique Alg�rienne (G.P.R.A) � Tunis. Il d�c�de en 1961 quelques mois avant l�ind�pendance du pays en demandant � �tre enterr� en terre alg�rienne. Quelles furent les premi�res �tapes de l�introduction de la psychiatrie dans l�Alg�rie ind�pendante ? Apr�s l�ind�pendance, la situation �tait, on ne peut plus critique. Les psychiatres fran�ais ont quitt� notre pays en �vacuant tous les patients fran�ais vers les h�pitaux psychiatriques fran�ais. En 1962, il n�existait aucun psychiatre alg�rien malgr� les six mille lits psychiatriques dont disposaient les h�pitaux. Apr�s un si�cle et demi de pr�sence, la France n�avait pas form� un seul psychiatre alg�rien ! Voil� le bilan de la colonisation. Dire que, depuis 1962, nous avons form� plus de 200 psychiatres alg�riens qui sont partis travailler dans les h�pitaux psychiatriques fran�ais ! Bref, face � l�urgence, apr�s des t�tonnements, le premier noyau de psychiatrie s��tait constitu�, en 1967, � l�h�pital Mustapha Pacha d�Alger autour du Dr. Khaled Benmiloud et du Dr. Mahmoud Boucebci. Tous les deux avaient �t� form�s � l��tranger, en Suisse, pour le premier, en France, pour le second. C�est dans ce service de l�h�pital Mustapha que fut con�u le premier num�ro d�une revue de psychiatrie intitul� �l�information psychiatrique�. Le professeur Benmiloud qui a entrepris la d�sinstitutionalisation des services de psychiatrie a organis� les urgences psychiatriques � l�H�pital g�n�ral de mani�re � b�n�ficier des plateaux techniques des autres sp�cialit�s m�dicales. Il a mis en place une politique de secteurs: chaque �quipe de soins avait la charge des patients d�une m�me zone g�o- d�mographique. Notre �quipe bas�e � Ch�raga �tait charg�e de la prise en charge de la partie Ouest de la capitale, l��quipe install�e � l�H�pital Drid Hocine �tait responsable de la partie Est d�Alger. Presque aussit�t, fut entam� la formation d�une premi�re promotion de psychiatres dont les �tudes se sont achev�es en novembre 1971. Cette promotion comprenait cinq psychiatres. Parmi eux, je suis le seul rescap� qui continue de travailler dans le service public. Deux coll�gues sont partis en France et deux se sont install�s � Alger. Il s�agit du Dr. Aziez Mohamed Salah et du Dr. Fertikh Athmane. Il serait injuste de ne pas mentionner les efforts du Professeur Belkacem Bensmail qui avait organis�, lui aussi, un service universitaire performant � Constantine. C�est, gr�ce � lui, que l�Est alg�rien a vu na�tre une �quipe de psychiatres � son image, c�est-�-dire, discr�te, d�vou�e, loyale et g�n�reuse. Peu apr�s, la discipline s�est d�velopp�e � Blida, Oran, Annaba, Tizi Ouzou, Tlemcen et Sidi Bel Abbes. Fautil souligner, de mani�re paradoxale, que tout le long de ces trente ann�es de socialisme, les pouvoirs publics ne se sont gu�re ing�r�s dans le fonctionnement de la profession, laquelle n�a jamais �t� utilis�e � des fins de coercition politique. Comment expliquez- vous cette r�partition des pathologies psychiatriques ? Si c�est par rapport au sexe que vous interrogez, la r�ponse est simple. C�est la persistance des tabous � propos des maladies mentales et le refus d�accepter le statut invalidant de la pathologie qui font que les femmes ne sont pas hospitalis�es, m�me lorsque la n�cessit� s�impose. Par rapport � la cat�gorie socioprofessionnelle, les patients qui proviennent des familles d�munies gu�rissent moins bien, c�est un fait. Parce que dans les familles pauvres, la maladie mentale n�est pas prise au s�rieux suffisamment t�t. Elle est camoufl�e, par ailleurs, par la solidarit� familiale qui est plus forte au bas de l��chelle sociale. Pouvez-vous nous pr�ciser, davantage, la mani�re dont sont prises en charge les pathologies psychiatriques ? Nous retrouvons dans les h�pitaux et dans les consultations publiques les patients les plus graves ceux dont les pathologies sont les moins tol�r�es par la population. C�est une �vidence, seule la multiplication des lieux de soins peut permettre aux autres patients ceux dont les pathologies sont moins graves d�acc�der aux structures de sant� mentale. Bien entendu, la logique voudrait qu�une v�ritable politique sanitaire s�attelle, en premier lieu, � prendre en charge les affections les moins tol�r�es socialement. Mais, parall�lement, il faut cr�er d�autres structures priv�es, parapubliques ou publiques susceptibles de permettre aux patients pr�sentant des troubles anxieux, de phobies, paniques, de trouver un espace de prise en charge appropri�. Actuellement, il n�existe aucune structure de ce type � l��chelle nationale. Les statistiques que vous �voquez semblent plut�t approximatives. Il existe une carence dans le recueil des statistiques li�es � la sant� mentale en Alg�rie. Pourquoi ? Vous faites bien de le pr�ciser. Seules les statistiques fournies par les services psychiatriques dans les h�pitaux publics sont disponibles encore, faut-il pr�ciser, aucune structure officielle ne les centralise. Mais quid des consultations priv�es, et, surtout, des malades qui faute de consultation ou d�hospitalisation ne sont tout simplement pas connus? L�Institut National de Sant� Publique pourrait, en effet, lancer des enqu�tes de terrain approfondies qui seraient livr�es � l�analyse des sp�cialistes en �pid�miologie. Encore faut-il que les pouvoirs publics fassent commande de ces enqu�tes� Pourtant, le professeur Sartorius a fait �tat publiquement de deux millions de malades mentaux en Alg�rie� Le professeur Sartorius pour lequel je nourris la plus grande consid�ration a eu recours � une r�gle usuelle en �pid�miologie. Il a extrapol� � partir du ratio qui sert de standard international. Pour une population de vingt millions d�habitants, le ratio est de deux millions de malades. Ce n�est pas le r�sultat de statistiques officielles d�ment recoup�es. Quelle lecture particuli�re faut-il lire de ce tableau des pathologies psychiatriques en Alg�rie ? Les maladies psychiatriques graves sont universelles. Elles se retrouvent dans tous les pays. Ce qui change, c�est le rapport de ces maladies � la culture, � la tol�rance familiale et sociale. Ce qui change, c�est la forme d�expression des souffrances et la conceptualisation dans l�imaginaire populaire de ces troubles, � travers la conception magique et religieuse. Je comprends que vous vouliez �tablir une comparaison entre le nombre des cas de pathologies psychiatriques graves en Alg�rie et dans le monde. Cette comparaison est impossible � �tablir parce que les statistiques sont indisponibles, comme je vous le disais, tout � l�heure. Peut-�tre, faut-il examiner la question � travers un angle diff�rent. Celui de la chronicit� et de la permanence des soins. C�est un rapport �triqu� que la soci�t� entretient avec la maladie mentale. Soit que le traitement m�dical est efficace, permettant une gu�rison d�finitive et c�est la satisfaction. Soit le traitement est prolong� dans le temps, il est jug�, alors, inefficace. D�s lors qu�il est jug� inefficace, il est abandonn�. C�est l� une grande source de difficult� pour la prise en charge des psychoses chroniques. Les familles fonctionnent avec les psychiatres comme elles le font avec les �talebs�. Si le traitement n�est pas rapide et efficace, il faut changer de �taleb�. Le pouvoir du m�decin est jug� insuffisant pour ma�triser les pers�cuteurs et leur action n�faste. Il est frappant de noter que m�me des personnes instruites, je veux dire des universitaires, se laissent prendre par la pens�e magique et la gu�rison miraculeuse.