“Bled”, dernier film de Jean Renoir réalisé en 1929, vient d'être projeté pour la première fois à Alger. Une projection-presse s'est tenue avant-hier soir à l'Institut français d'Alger (IFA). Ce long métrage muet de quatre-vingt dix minutes, commandé par l'Etat français pour la célébration du Centenaire de la colonisation de l'Algérie (1830-1930) a suscité de nombreuses interrogations auprès des responsables de l'IFA. “Cette projection a pour but de débattre du film pour savoir si l'on peut le présenter dans le cadre de la célébration du Cinquantenaire de l'indépendance”, a indiqué Jean-Claude Voisin, directeur de l'IF Alger. Et de préciser : “Notre regard est différent du vôtre. Nous voulions avoir votre avis, car ce film peut paraître comme une fiction de propagande, choquante, un peu burlesque et niaise”. Ayant été projeté seulement deux fois en France, “Bled” a été retrouvé par Yacine Yacef. “Il était dans une cinémathèque française. L'un des membres de la famille de Benjamin Stora me l'a remis lors du festival de Vincennes, donc je l'ai proposé à l'AARC et à l'IFA”, a-t-il révélé. L'histoire est banale, basée sur des stéréotypes de l'époque entre romance, magouille et héritage à la hollywoodienne. Pierre et Claudie tombent amoureux en rejoignant “l'Algérie-française”. Le jeune homme traverse la Méditerranée pour demander de l'argent à un oncle fortuné. Claudie est l'héritière des biens de son défunt oncle. Les deux prennent des chemins différents. Le Français doit labourer les terres de son oncle pour obtenir de l'argent. Quant à la jeune femme, elle est enviée par ses cousins. Mais, la destinée leur offre la possibilité de se revoir et de vivre leur passion. Si la fiction a réuni tous les éléments pour que le spectateur français de l'époque puisse s'y identifier, de l'autre côté, il y a l'Algérie et les Algériens. Dans un décor exotique faisant rappeler de belles cartes postales, l'Algérie des années vingt est sombre, l'Algérien est représenté comme un esclave au service du colon français. La violence de ce film est perceptible à travers la misère (des enfants se battant pour cirer les chaussures de Pierre, les domestiques et les ouvriers étaient tous algériens). Les clichés règnent en maître, l'Algérien est ridicule , il est le bouc émissaire du colon. Commandé à l'époque par la France, la propagande est flagrante. Un message clair était transmis : “Venez rejoindre ce paradis.” D'ailleurs, elle est ressentie dès le début du film où l'on peut lire : “C'est un pays riche, plein de ressources agricoles…” Dans d'autres scènes, on voit l'arrivée de l'armée à Sidi-Fredj et, depuis, l'Algérie est devenue un pays florissant grâce à ses terres. “Cette richesse est le fruit du travail de nos aïeux”, raconte l'oncle à son neveu. Comme l'avait défini le directeur de l'IFA, ce film est choquant. Il met en exergue les bienfaits du colonialisme. Ce qui remettra, à coup sûr sur le tapis, l'article 4 de la loi du 23 février 2005 relatif aux bienfaits de la colonisation. Le pouvoir de l'image est fort. Le colonisateur est le maître, alors que le colonisé est réduit à néant. À travers quelques séquences, on constate le dénigrement, la pauvreté et les affres du colonialisme (l'oppression, le vol des terres et l'éradication de toute une culture). Si ce film a été une commande pour célébrer le Centenaire de l'occupation française de l'Algérie, le message qu'il véhicule est fort : “Nous sommes là depuis cent ans, nous resterons !” Sans doute que le public algérien souhaiterait voir des films sur la torture ou sur les génocides perpétrés par le colonialisme à l'exemple du massacre du 8 mai 1945. En projetant “Bled” au public, cela pourrait engendrer un impact important sur les Algériens et susciter sans doute des tensions sur la mémoire. Bien qu'abrogé par l'ancien président Jacques Chirac, le très controversé article 4 semble connaître des prolongements au-delà de son aspect politique même si le film a été réalisé en 1929 et parle de cette époque seulement. Il concerne à juste titre le domaine de la culture qui touche de larges couches sociales.