Il est bien entendu que le péril ne vient pas du malade, de sa dangerosité supposée ou réelle. En 30 ans d'exercice de la psychiatrie, je ne me suis à aucun moment senti menacé par les sujets que je recevais. L'agressivité de certains malades est rarement tournée vers le médecin traitant, hormis dans quelques cas très particuliers qu'il ne me semble pas utile de détailler ici. Par ailleurs, et cela peut être une réalité, la croyance veut que le destin de tout psychiatre est de subir le sort de ses malades. Devenir un jour ou l'autre, fou. Vrai ou faux ? Il est sûr que chaque consultation constitue un coup de boutoir. Ce qui arrive, et c'est bien connu aujourd'hui, dans toutes les professions aidantes comme les pompiers, les policiers, les infirmières et autres assistantes sociales, mais également avec les médecins et les psychiatres. Tous les métiers qui amènent le sujet à s'engager émotionnellement dans le travail de tous les jours sont concernés. Chaque souffrance “déposée” sur le bureau du psychiatre entre, malgré lui, en résonance avec ses propres affects. À moins qu'il n'arrive à maintenir à distance la détresse du malade et à se murer dans une neutralité bienveillante. Ce qui me semble une gageure. Personnellement, je ne crois pas aux vertus thérapeutiques de la neutralité. Ma conviction est qu'il est impossible de rester insensible, indifférent ( ?), à la détresse. La médecine est à mon sens une aventure humanitaire et à ce titre, elle s'encombre nécessairement d'une part d'empathie. Une dose de sensibilité est essentielle pour comprendre et soigner. Je dirais même qu'il est indispensable de manifester cette empathie pour accompagner l'acte thérapeutique. Y a-t-il alors un réel risque pour la santé du psychiatre? Les médecins seraient des sujets, plus que toute autre profession, particulièrement exposés au suicide. Il semble que les psychiatres le sont davantage, six fois plus encore. Mais est-ce qu'une attitude neutre modifie ce risque ? J'en doute. En réalité, le péril est ailleurs. Il est dans les nombreux pièges et erreurs, voire fautes, auxquels expose le métier de psychiatre. “Être psychiatre, c'est emprunter une longue route pas toujours facile…” avait écrit Boucebci. À juste titre. D'abord, comme dans toute autre spécialité, le psychiatre n'est pas à l'abri de l'erreur médicale, de l'erreur diagnostic. Et si en médecine, le diagnostic est relativement aisé du fait de la rapidité du consensus autour d'une affection donnée, en psychopathologie cela devient plus complexe, en particulier quand il s'agit de différencier le normal du pathologique. Tous les psychiatres se rappellent l'injuste procès qui a été fait, il y a plusieurs dizaines d'années, à la psychiatrie par un courant naissant qui était animé plus par des considérations politiques que par l'intérêt du malade : l'antipsychiatrie. Ce courant, qui avait également des adeptes dans notre pays, avait tenté de jeter le doute sur l'exercice de la psychiatrie et de remettre en cause l'existence même de la maladie mentale. Il n'y a pas de folie, c'est la société qui malade. Les affections psychiques étaient brusquement devenues un alibi pour une nouvelle discipline, la “sociatrie”. Cette polémique, qui participait de la manipulation idéologique n'a pas résisté à la réalité du terrain. Le débat sur le consensus diagnostic se heurte encore aujourd'hui aux problèmes de la concordance des références théoriques qui donnent sa substance à la psychiatrie. La psychanalyse, la psychologie cognitive et comportementale, la psychologie systémique, la psychobiologie etc., autant d'éclairages qui peuvent s'additionner pour apporter à la pathologie mentale une meilleure compréhension. Pourtant, chaque référence s'accroche à son dogme et n'en démord pas. Des disputes de chapelle qui sont encore d'actualité et qui sont parfois un obstacle à l'acte thérapeutique. Mais aussi une opportunité à l'émergence, à tort plus souvent qu'à raison, de nombreuses pratiques parallèles qui revendiquent la compétence à “donner le soin” et qui constituent quelques fois un véritable danger pour le malade. Il faut dire que la psychiatrie, discipline à part entière de la médecine-il faut régulièrement le rappeler-, a pris ses responsabilités en se dotant d'un instrument de consensus diagnostic international, le CIM (Classification internationale des maladies) et le DSM (manuel de diagnostic de l'Association américaine de psychiatrie). Le psychiatre qui s'y réfère sait de quoi il parle quand il évoque un diagnostic, et il sait aussi que son collègue de l'autre extrémité de la planète parle de la même chose. Mais cela suffit-il à protéger le patient ? La faute morale guette aussi le psychiatre. Les références religieuses, politiques ou tout simplement philosophiques peuvent obscurcir sa clairvoyance et entacher son acte thérapeutique. Le consensus diagnostic et le soin se heurtent ainsi aux convictions et croyances qui servent de références théoriques et guident l'acte thérapeutique. Dans certains cas, ce praticien n'est plus dans son rôle, qu'il soumet totalement à ses convictions religieuses. Nous assistons, particulièrement aujourd'hui, à une inflation de la religiosité. Ce qui en soit est un problème personnel. Mais y emprisonner le malade sous ce prétexte constitue une faute médicale grave. Par ailleurs, de nouveaux gourous, qui officient loin des pratiques traditionnelles habituelles, ont investi le domaine du soin. Les dégâts qu'ils occasionnent sont considérables. Une mainmise sur le malade qui est, dans de nombreux cas, rendue possible grâce à la collaboration et à la complicité de certains médecins. Le malade a, en particulier dans la souffrance, droit au respect de ses croyances. Il ne doit pas être abusé. Les convictions religieuses et politiques ne doivent en aucun cas déterminer la conduite de l'acte thérapeutique et le praticien ne doit pas, au risque de faire une grave entorse à la déontologie et à l'éthique, profiter de la détresse du sujet pour exercer son influence. L'essence même de la doctrine hippocratique. Mais a-t-elle encore un sens chez nous ? “…J'ai respecté l'homme dans son essence libertaire”, avait écrit Boucebci. Le médecin et le psychiatre en particulier ont toujours été préoccupés par la protection des biens et par la sauvegarde des droits du malade et du malade mental en particulier. Pour ce faire, des lois ont été promulguées dans la quasi-totalité des pays. Plus tard ont été défendus les droits à la santé et à l'information, mais surtout le droit à la dignité et à l'exercice du libre arbitre. Le droit à la santé est indissociable des Droits de l'Homme et du Citoyen. Le psychiatre est naturellement à l'avant-garde de cette revendication qui constitue un acte de citoyenneté largement assumé par de nombreux confrères. Nous sommes là de plain-pied dans le champ de la politique. Pourquoi pas, si l'action politique milite pour l'épanouissement des Droits du malade et de l'Homme et si elle contribue à l'émancipation des libertés démocratiques. Le psychiatre est aussi un citoyen qui est interpellé par la vie de la cité. À ce titre, il a la responsabilité de s'exprimer. Par la nature même de sa fonction, celui-ci est en quelque sorte un vigile social. Est-il toujours dans son rôle en mettant le pied à l'extérieur du champ de la médecine ? Le péril est là. Faut-il s'y dérober ? Je ne le crois pas. En tout cas, c'était l'opinion de Mahfoud Boucebci. Il avait choisi d'emprunter ce chemin. C'est ainsi qu'il a été, au milieu des années 80, membre fondateur de la première Ligue algérienne des Droits de l'Homme et qu'à la suite des événements d'octobre 88, il s'était investi, avec d'autres confrères, dans le comité de lutte contre la torture. Inscrire la psychiatrie dans une dimension politique a d'abord eu son effet pervers. J'évoquais le rôle de l'antipsychiatrie et de l'idéologie qui a animé cette polémique. La dérive de la politisation de la psychiatrie a atteint son maximum d'horreur avec l'Empire soviétique. “L'URSS avait inventé une nouvelle maladie mentale : l'opposition”, avait dit VK. Boukovski, un dissident qui avait été emprisonné durant 12 ans dans une prison-hôpital. Chacun connaît les dégâts engendrés par les “emprisonnements psychiatriques” dans les asiles et autres goulags de l'ancien bloc des pays de l'Est. Des psychiatres y avaient été impliqués mais ce fut un horrible cauchemar pour un grand nombre d'entre eux. Le cauchemar avait été plus abominable encore pour ceux qui en ont été les victimes. Un moment sombre de l'histoire de la psychiatrie, des Droits de l'Homme et de tous les pays qui ont eu à subir les affres de cette idéologie… Plus près de nous, il faut souligner la complaisance de certains psychiatres français, Antoine Porot notamment, qui avaient mis au service de la puissance coloniale leur théorie raciale et raciste pour asseoir sa domination et justifier le “projet civilisateur” à l'intention de l'indigène nord-africain… “un hâbleur, menteur, voleur, fainéant…” et “dont le cerveau est peu évolué”. “…J'ai chaque jour essayé de soigner la souffrance sans jamais en tirer profit….”. Ce propos de Mahfoud Boucebci est toujours actuel. Il est une mise en garde qui avertit de la difficulté à résister à la tentation du pouvoir que donne le statut de médecin et de psychiatre. En devenant auxiliaires de la justice, par le biais des expertises notamment, la médecine et la psychiatrie prennent part à la décision et acquièrent davantage de pouvoir. Ce dernier (le pouvoir) est corrupteur, c'est pourquoi il constitue une menace à la morale professionnelle. Le profit que le statut d'expert peut générer, aiguise les appétits. L'expertise médico-légale est une condition qui piège le psychiatre, certains psychiatres, qui cède quelquefois à l'illusion de la toute puissance que confère un tel rôle social. Il oublie la mission de protection des droits du malade, pour laquelle il a été commis, pour se mettre au service d'un dessein toujours éloigné de l'intérêt du sujet justiciable. Le pouvoir, et plus trivialement le gain financier, constitue le profit immédiat recherché. La profession médicale est mise au service de la cupidité pendant que dignité et la liberté du malade sont foulées aux pieds. Ces cas de figure ne sont malheureusement pas rares. Ceci n'est pas seulement une faute médicale grave, c'est un crime. Le médecin et/ou le psychiatre, qui s'abîme dans ces pratiques, bafoue les lois de l'honneur et de la probité, des fondements du serment d'Hippocrate. Mais il y a bien longtemps que ce dernier n'a plus été prêté dans nos facultés. Pour conclure, j'invite le lecteur, en particulier le médecin, à méditer ce propos qu'avait écrit M. Boucebci dans le préambule de son livre Psychiatrie, Société et Développement : “Dis-moi quelle conception tu as du malade… psychiatrique, je te dirais à quel modèle de société et à quelle civilisation tu aspires dans ton inconscient”. M. B. * Psychiatre