Le 14 juin 1830, les troupes françaises débarquèrent à Sidi Fredj, plage de sable à vingt- cinq kilomètres d'Alger, et un mois plus tard, Alger attaqué à revers, tombait. Le 5 juillet, le dey capitulait et prenait le bateau vers Naples. Le “coup d'éventail" était vengé. Le blé et l'argent que l'Algérie avait fournis à la France n'aurait plus à être remboursés, ni les fortifications de la Calle à être démolies. Mais, l'“honneur de la France" ne consistait-t-il pas à payer ses dettes, l'“honneur de la France" ne consistait-il pas à respecter la parole donnée? Toute une armée d'intellectuels proclamera par le monde que la France “outragée" était dans son bon droit à s'emparer d'Alger, cultivant la légende du coup de l'éventail. En 1794, la France était attaquée de tous côtés. Les Anglais continuaient à poursuivre leur plan d'affamer les armées de la nouvelle République française. Non seulement son territoire était envahi sur plusieurs points, mais son peuple et son armée étaient condamnés à la famine. En outre, ne produisant pas assez pour subvenir à ses besoins, la France ne trouvait nulle part où acheter le complément de grains qui lui était nécessaire. Nulle part... sauf en Algérie, dont le dey offrit au directoire, et deux ans plus tard à la Convention, toutes facilités pour faire ses achats de blé. En outre, le Trésor français était vide. Le dey d'Alger offre également au gouvernement français de lui prêter un million, sans intérêts, pour les achats de blé que celui-ci aurait à effectuer en Algérie. Le gouvernement français souffle et les achats sont effectués notamment par l'intermédiaire de la maison Bacri et Busnach, gros commerçants juifs qui avaient leur comptoir à Alger. Tous les historiens sont unanimes : la France a été sauvée de la famine grâce au blé de l'Algérie. Les Français ont eu dans leurs assiettes de 1800 à 1820 du pain de chez nous. Auparavant, de 1793 à 1798, Napoléon avait sollicité Alger pour ravitailler ses armées d'Italie et d'Egypte. Ses victoires sont à mettre sur le compte de l'Algérie qui lui avança 70 000 piastres représentant 350 000 franc-or. En 1800, le montant en capital des prêts consentis à la France s'élevait à un million de francs, soit plus de dix milliards d'euros. Il se pourrait même que l'Algérie jouait le rôle de banquier dans le Bassin méditerranéen. Quand la paix sera revenue, la France réglera ses dettes assurent les autorités françaises, le dey continue donc de lui fournir du blé. Il faut savoir que le dey était d'autant plus confiant que parmi les nations européennes, la France avait une relation privilégiée avec Alger. En 1561, elle avait obtenu, à partir du Bastion de France, d'exploiter le corail et d'exporter le blé dans la région de la Calle. Mais le dernier dey d'Alger avait la mémoire courte car à partir du XVIIe siècle les différentes interventions françaises montraient que la France avait eu une politique belliqueuse qui s'était traduite notamment par l'expédition de Stora (1663) et de Jijel (1664) et les bombardements d'Alger de 1682, 1683 et 1688. Talleyrand avait même adressé, en 1801, un questionnaire à Jean Bon Saint-André qui dans un rapport se montra favorable à “un débarquement d'une armée de terre contre Alger". Napoléon 1er dans le traité de Tilsitt du 7 juillet 1807 signé avec l'empereur de Russie, introduisit cette clause significative : “Article 5 : Les villes d'Afrique, telles que Tunis et Alger, seront occupées par les Français et à la paix générale, toutes les conquêtes que les Français auront pu faire pendant la guerre, seront donnés en indemnité aux rois de Sicile et de Sardaigne." L'année suivante, en 1808, il chargeait le chef de bataillon du génie Vincent-Yves Boutin, de se rendre à Alger afin de faire le relevé des défenses et des forteresses alentour d'Alger, afin de faire des propositions de débarquement. Le commandant Boutin, qui séjourna à Alger du 24 mai au 17 juillet 1808, remit au troisième trimestre de la même année “une Reconnaissance générale de la ville, des forts et des batteries d'Alger". Ce travail fut le guide du débarquement qui eut lieu en 1830 à l'endroit même que Boutin avait recommandé... Cela montre que la France, depuis fort longtemps, avait des visées de conquête. En 1815, la paix est revenue en France, c'est le moment de se faire payer. Bacri, Bushnach et le dey réclament leur dû. Le gouvernement de la Restauration, comme ses prédécesseurs, fit la sourde oreille : il refuse de payer l'Algérie qui avait fourni de quoi faire le pain du troupier français et des Parisiens. “Les barbaresques ont eu l'insigne honneur de nous aider à vaincre, que veulent-ils de plus ?". Des procès sont ouverts mais la justice française fait traîner les choses durant huit années pour statuer sur la non-validité des plaintes du dey. Un vol doublé d'un casus belli. En 1827 donc, le dey n'était pas encore remboursé du million qu'il avait prêté à la France, sans intérêts, trente-et-un ans auparavant ! En fait, la dette à l'égard de l'Algérie n'arrêtait pas de courir et atteignait, à la Restauration, 24 millions de francs. Du fait des dettes que la Maison commerciale juive avait fait en France pour ses propres besoins, on fit savoir au dey qu'il ne touchera pas un sou, bien que les crédits fussent votés par les Chambres françaises des députés le 21 juin 1820. La France de l'honneur récompensait ainsi Alger de l'ardeur qu'il avait mis à la ravitailler lorsqu'elle était affamée par l'Angleterre. En cette année 1827, le dey d'Alger découvrit un fait bien plus grave encore, où la perfidie du gouvernement de la Restauration dépassait vraiment toutes les bornes. À l'extrémité est de la Régence, à 500 kilomètres d'Alger, sur un point du littoral appelé La Calle, la France avait la concession d'un entrepôt commercial. Le gouvernement français, par la voix de son représentant à Alger, un certain Pierre Deval, plutôt aventurier que diplomate, avait promis au dey que l'entrepôt ne serait pas fortifié. C'était un emplacement pour faire du commerce, mais rien de plus. Ce ne devait point être transformé en une place fortifié. Or, la France avait transformé sa concession en forteresse, en relevant ses murs et y installant 14 canons. Au lieu de réoccuper par la force les locaux de la représentation commerciale française de La Calle, le dey d'Alger, lui, se contenta de demander des explications. Il les demanda par écrit au gouvernement français, et comme celui-ci ne répondait pas, il les demanda verbalement au consul de France. Que vouliez-vous que celui-ci réponde ? Pour l'affaire de La Calle en particulier, il savait fort bien que c'était lui-même, Deval, qui s'était engagé à ce que le territoire ne fût pas fortifié, et il savait aussi que, malgré cela, on l'avait fortifié. Dans ces conditions, quand on n'a pas d'explications valables à fournir, il n'est qu'une ressource : c'est le prendre de haut. C'est ce que fit Deval. Alors, piqué à vif par des propos outrageants exprimés en ottoman par Deval, le dey Hussein soufflette le représentant diplomatique français de son éventail en plumes de paon. Cela se passa le 30 avril 1827. Ce jour-là, le dey Hussein reçut, à l'occasion de la fête de Bayram (Aïd), le consul de France Deval pour lui signifier le non-paiement par la France de cette dette et pourquoi le roi de France n'avait pas répondu à sa lettre. Dans sa lettre écrite en 1827 au sultan d'Istanbul, Hussein Dey écrit que le consul Deval dans son entêtement et son orgueil, répondit en termes offensants que “le roi et l'Etat de France ne peuvent envoyer de réponses aux lettres que tu leur as adressées" et osa y ajouter des paroles outrageantes pour la religion musulmane... “Ne pouvant supporter cet affront... je l'ai frappé deux ou trois fois de légers coups du chasse-mouches que j'avais dans mon humble main...". Des témoins, des diplomates ont raconté l'épisode en ces termes : “M. Deval répondit par une phrase dont le sens était que le roi de France ne pouvait s'abaisser jusqu'à correspondre avec un dey d'Alger." La France tenait le prétexte ! Les salons parisiens du pouvoir français rongeaient leur frein : il fallait coûte que coûte châtier ce dey coupable d'avoir “injurié la France". L'“honneur de la France" ne consistait pas à payer ses dettes le plus vite possible, ni à respecter la parole donnée et les engagements par écrits, l'“honneur de la France" consistait à frapper celui qui lui reprochait ses actes déshonorants. Il restait à conquérir l'Algérie. Cela allait demander quarante ans, près d'un demi-siècle. De 1830 à 1871, sous cinq régimes différents, depuis la Restauration jusqu'à la Troisième République, en passant par Louis-Philippe, la République et l'Empire, la France va poursuivre la conquête. Un demi-siècle de combats, de meurtres, de razzias, de pillages, un demi-siècle pendant lesquels, à chaque moment, telle région qu'on avait hier “pacifiée" se soulevait à nouveau et devait être “pacifiée" à nouveau, à coup de massacres collectifs et d'enfumades. La France, en plus des préparatifs militaires mit en branle sa diplomatie. Elle entama des négociations avec Tunis. Son consul, M. de Lesseps approcha le bey Ahmed de Constantine en vue de le désolidariser d'Alger en lui faisant miroiter une indépendance vis-à-vis d'elle. Le sultan du Maroc, Moulay Abderrahmane, eut la même attitude que le bey de Tunis : il fit connaître sa neutralité au vice-consul de France à Tanger le 7 mai 1830 et autorisa même les approvisionnements dans ses ports comme le bey de Tunis. La France avait entamé des pourparlers secrets avec le vice-roi d'Egypte et Mehmet Ali qui proposa d'employer 40 000 hommes qui prendraient possession de Tripoli, de Tunis et d'Alger ! Mais la France voulait ne rien devoir à personne afin de régner sur la Méditerranée et de s'ouvrir les portes de l'Afrique sub-saharienne. La Prusse, la Russie, Naples soutenaient son projet de conquête tandis que la Sardaigne et l'Espagne n'y étaient pas favorables. L'Angleterre se montra franchement hostile au projet. Le corps expéditionnaire français se composait de 37 000 hommes dont environ 31 000 fantassins. Il fut transporté par 675 bâtiments dont 103 de la marine royale et 572 bateaux de commerce dont 238 de nationalités étrangères. Après avoir attendu plus de huit jours un vent favorable, la flotte mit la voile le 25 mai, et sortit de la rade de Toulon. Le vice-amiral Duperré était à la tête de cet armement, le plus considérable qu'eût fait la France. Les Algériens n'étaient pas préparés à la guerre. Leur pays était sous domination turque. Il leur fallait partir de zéro. D. B.