Les notions d'éthique sociale en Islam couvrent de très larges domaines, intéressant aussi bien le droit que la vie politique ou l'économie. La spiritualité qui anime toute cette pensée semble avoir été de plus en plus négligée, au point que les grands principes n'ont pas pu être approfondis et réactualisés à travers les générations, de même que leur institutionnalisation n'a pu être pratiquée que d'une manière très fragmentaire. Les différents mouvements de réforme ou de “refondement" reprochent aux organisations sociopolitiques de toute l'histoire musulmane, excepté la période du premier Islam, d'avoir négligé les principes fondamentaux de la pensée sociale. Les générations actuelles dans le monde musulman observent attentivement les grandes transformations qui s'opèrent dans le monde: on assiste à de nouvelles définitions des droits de l'homme et des peuples, à une concentration des efforts de pensée sur une civilisation universelle de partenariat, et de justice, avec la quête d'une remoralisation de la vie politico-économique. Ces mouvements de pensée interpellent l'Islam non seulement en tant que force géographique et économique, mais en tant que pensée et surtout en tant qu'esprit vivant. Sans aller jusqu'à affirmer que l'Islam s'est déspiritualisé, aussi bien par la réaction de ses théologiens contre les errements des mystiques populaires que par le souci de présenter au monde un Islam rationalisé à l'époque du triomphe de l'esprit scientifique, on peut déplorer un dessèchement spirituel en Islam moderne, ce dont on peut assez aisément analyser les causes et les effets. Le sujet excessivement vulgarisé de l'interpénétration entre le spirituel et le temporel s'est fait généralement au detriment du spirituel, le souci primordial des générations modernes étant d'assurer avant tout le renouveau politique des sociétés musulmanes récemment arrachées à la décadence, et ayant à vivre les transformations opérées par une modernisation insuffisamment maîtrisée. Aussi, les fondements spirituels auxquels il faut prêter attention dans la pensée sociale de l'Islam ont-ils été délaissés comme étant au-dessus du réel, ou comme étant entachés d'irrationalité, alors que nous nous trouvons dans un climat de pensée où la religion est omniprésente. C'est évidemment en s'arrêtant sur ces fondements qu'on pourra comprendre les origines de l'éthique sociale. Il y a dans la genèse coranique une primordialité du spirituel par rapport à toute autre forme de création et la nature de l'homme ne saurait être déviée de ses origines par des artifices de matérialité ou des divagations de l'intelligence qui peuvent apparaître dans une vie sociale amorale et déshumanisée. L'homme de la vision spirituelle de l'Islam a reçu au départ le souffle divin. Il a été promu représentant de Dieu sur terre, et il a été doté plus que les autres créatures du discernement. Autour de ce fondement spirituel qui est celui du vicariat, ou “khilafa", on verra foisonner un grand nombre d'autres notions qui méritent un certain éclairage. La “amana", responsabilité et fidélité au pacte divin, confère à l'homme une noblesse en échange du témoignage éternel de l'unicité. Ces fondements spirituels se prolongent par plusieurs développements dans la morale sociale, exigeant l'unicité de la race humaine, l'égalité de tous les hommes devant Dieu et le respect de la vie et de la dignité humaine. LE VICARIAT OU GENÈSE DE L'HUMANITE DANS LA SPIRITUALITE MUSULMANE “Ton seigneur dit aux anges : je décide d'établir sur la terre un vicaire" (2-29). Cette proclamation du message coranique a suscité d'innombrables méditations chez les maîtres de la spiritualité musulmane. Il faut en retenir toutefois l'idée d'éternité dans le projet créateur, qui insère la terre et l'homme dans l'ensemble de la création voulue par Dieu. Les thèses des philosophes matérialistes sur la nature, son évolution et ses accidents sont rejetées au départ par des affirmations coraniques telles celles-ci: “Croyez-vous que Nous vous avons créés par incohérence et que vous ne reviendrez pas à Nous?" (24-116) - “Nous n'avons pas créé le ciel et la terre et ce qui se trouve entre eux par divertissement" (21-16). L'accident et l'absurde étant exclus, il reste le projet divin qui de toute éternité a fait l'homme en tant que vicaire sur la terre. Les textes qui confèrent à l'homme une dignité, non seulement par l'intelligence, mais par la réception de “l'esprit divin", font du vicariat une charge agissante et créatrice aux dons illimités. Dans le même texte de genèse, les anges disent au créateur: “Tu y établis (sur la terre) un être qui y sème la corruption, qui verse le sang, alors que nous chantons Tes louanges et proclamons Ta sainteté. Le seigneur dit: Je sais ce que vous ne savez pas" (1-30). La spiritualité considère cette aperception angélique dans son innocence comme révélatrice de la nature de l'existence terrestre, soumise aux contraintes de luttes et de corruption. Mais le projet divin pour l'homme sur la terre et dans l'univers transcende les entendements de toutes Ses créatures. Le mystère ou mieux, le miracle de l'existence humaine, même si l'homme y a reçu le don de participation, de dignité et d'intelligence, garde ses secrets en Islam comme dans les messages antérieurs, le judaïque et le chrétien. Au centre du mystère, il existe pour certains climats de spiritualité l'épreuve du pêché originel, comme pour d'autres l'inévitable corruption que les hommes de foi et de bien sont seuls à pouvoir transcender. Ainsi, le message coranique nous dit: “Nous avons créé l'homme dans la meilleure prestance, puis Nous l'avons fait régresser au plus bas des abîmes. Exception est faite aux hommes de foi qui accomplissent des œuvres de bien. Ceux-là ont une rétribution sans rappel" (95-4,5,6). On pourrait s'arrêter plus longtemps sur les discours de spiritualité concernant cette notion de vicariat, mais c'est principalement l'aspect d'éthique sociale qu'il nous faut ici éclaircir. L'iniquité qu'il faut définir et combattre concerne deux domaines: les crimes contre “les générations" et la corruption de la nature. L'homme inique est, suivant la formulation coranique, celui qui “se déplace sur la terre pour y semer la corruption et détruire récoltes et progénitures" (2-205). Ainsi, ce vicariat ne place pas l'homme dans la nature comme un maître isolé aux mains libres, car il est dit: “Il n'y a point de bête vivant sur terre, ou d'oiseau volant de ses ailes qui ne soient des nations comme vous" (6-38). Cette vision éthique universelle détermine l'éthique sociale et économique. L'enseignement adressé aux hommes leur commande de respecter toutes les formes de vie et essentiellement la vie humaine. Les cités iniques sont les cités où tous les artifices religieux, psychologiques et politiques sont mis en oeuvre pour assurer la puissance du groupe dominant, qui est évidemment celui de l'asservissement et de l'exploitation des populations. Mais la notion même de cité est à prendre ici avec une certaine abstraction. Les sociétés pré-étatiques comme les empires des grandes civilisations sont considérés comme organisations sociales responsables de la justice ou de l'iniquité pratiquées envers leurs propres populations ou envers les populations étrangères, conformément au principe de base qui est celui de l'unité humaine dans ses droits à la vie et à la dignité. L'éthique sociale fondamentale ne concerne pas les formes d'organisations politiques, qui peuvent dans leur diversité être considérées comme des faits de nature sociologique dégagés de toute étiquette morale. La plus petite tribu nomade relativement isolée, ou le plus grand empire sont également responsables de leurs pratiques socio-économiques. À titre d'exemple, les textes coraniques présentent favorablement le royaume de Salomon et l'empire d'Alexandre, tout en qualifiant d'iniques le petit royaume de Saba ou les minuscules cités tribales d'Arabie. Ce ne sont donc pas les formes d'organisations sociales qui sont jugées pour elles-mêmes, mais ce qui en découle comme corruption: “Ces cités que tu vois (en ruine), Nous les avons fait périr à cause de leurs iniquités et Nous avons établi un délai pour leur destruction" (18-59). D'après cette vision, il serait artificiel d'isoler les formes de corruption économique de l'ensemble des actes de vie, d'autant plus que les corruptions opérées au départ sur la nature elle-même entraîneront une multitude de contraintes que l'éthique aura à qualifier. En affirmant comme une contrainte de l'existence humaine la tendance à “la corruption et à l'effusion de sang", on pourrait dire en langage commun que l'homme est né prédateur; mais cette qualification ne diminue en rien sa dignité, tant que son vicariat est assumé suivant l'éthique d'exploitation non abusive. Si les animaux sont sacrifiés pour une subsistance de retenue et de tempérance, et si les hommes sont contraints aux combats pour assurer la suprématie du bien sur le mal, il n'y a alors plus de prédation ou de guerre de domination. Le vicaire n'est autorisé ni à détruire l'équilibre naturel par abus de domination et d'exploitation des ressources de la terre, ni à accaparer les ressources au détriment des autres. D'ailleurs, le représentant spirituel du Créateur agit en intelligence et conformément à sa foi comme créateur et non comme destructeur. Il est affirmé dans le Coran: “Si Dieu avait prodigué les richesses à ses serviteurs, ils se seraient conduits d'une manière inique sur la terre, mais Il fait descendre en juste quantité ce qu'Il veut" (42-27). Cette “juste quantité" exige le travail, et le travail n'a spirituellement pas d'autre sens que celui d'une création et d'une conduite d'équité. Par ailleurs, il est affirmé que le vrai vicaire qui s'érige en chef politique doit commander conformément à la justice. David, prophète et roi, a été doté par Dieu de cette suprême sagesse, car il lui a été ordonné de pratiquer cette justice parmi les hommes: “David, Nous avons fait de toi un vicaire sur terre, pratique ton commandement sur les hommes conformément à la justice"(38-26). Nous verrons au Xe siècle quelques khalifes de la lignée des Fatimides se croire dotés de la même dignité de vicariat divin, et se faire attribuer l'infaillibilité théorique par un certain clergé chiite. Il est bon de rappeler à ce sujet que la conception sunnite, c'est-à-dire celle de la grande majorité des musulmans, considère la vie et la pratique politique comme résultant de l'effort humain; elle est sujette à l'erreur et à la corruption, comme à la vertu et à la sagesse. Le “khalife", ennobli par le titre de “prince des croyants", suivant cette orthodoxie, est vicaire du Prophète, dont il s'efforce d'imiter la sagesse. Les titres abusifs de “vicaire de Dieu" ou “d'ombre de Dieu sur terre" relèvent d'un abus de langage courtisan jamais officialisé par les grands khalifes. Le qualificatif de théocratie, décerné par les observateurs étrangers à la quasi-totalité des pouvoirs dynastiques de l'Islam, doit, au moins pour le monde sunnite, être considéré comme inadéquat. Les théologiens accordent en effet au khalife le titre religieux d'“imam", ou guide de la communauté, tout en considérant l'exercice du pouvoir comme relevant de l'effort personnel du khalife, qui agit obligatoirement avec l'aide de ses conseillers. Les erreurs commises, et il y en a très souvent, lui sont imputables personnellement. “L'imam juste compte, d'après le Hadith, parmi les meilleurs élus". L'idée du pontife agissant au nom de Dieu et gouvernant avec une volonté libre et sans recours parce qu'elle est inspirée par Dieu, est donc tout à fait étrangère à la pensée politique sunnite. Mais faire appliquer la loi coranique découlant du message et garantir sa pérennité relève de la responsabilité humaine que partage le “khalifa" avec ses magistrats, ses gouverneurs, ses receveurs d'impôts, ses chefs de guerre et tout son appareil étatique dans la diversité de ses attributions. Ces instruments du pouvoir sont loin d'être un clergé gouvernant au nom de Dieu, d'abord parce qu'il n'y a pas de clergé organisé en climat sunnite, et ensuite parce que les hommes qui en ont la charge, exception faite des cadis, sont des laïcs, au sens primitif et restrictif du terme. La spiritualité musulmane accorde la dignité de vicariat à l'homme en général, qui doit s'en souvenir pour exercer sa responsabilité de créature intelligente exerçant sa domination sur la terre. LA SAGESSE DE L'ETAT DE NATURE Dieu a accordé la sagesse divine à des souverains se situant en dehors des religions monothéistes. La tradition rapporte que le Prophète (QSSL) aimait répéter qu'il était né pendant le règne du roi juste “Kisra Anushirwan", grand monarque persan. Alexandre, le conquérant qui fit “la jonction entre les deux empires", celui d'Occident et celui d'Orient, est l'exemple du vicaire humain sans attribut pontifical ni même religieux. Un monothéisme de “fitra", c'est-à-dire de nature et “d'innéité", lui a été inspiré dans toutes ses entreprises. C'est par cette intelligence qu'il put édifier un barrage pour empêcher la barbarie de submerger la civilisation. La sagesse naturelle découlant de l'intelligence originelle accordée à l'être humain, ainsi que la sagesse prophétique sont les attributs du vicariat dans toutes ses formes et à tous les niveaux. Abraham découvre le monothéisme par les efforts de son intelligence personnelle, donc naturelle, en même temps que par l'inspiration divine. Il fait un cheminement qui résume presque l'histoire de l'humanité cherchant son Créateur. Les astres, la lune, le soleil sont l'objet de ses interrogations. Il voit leur véritable nature déclinante et sans vie, découvre le Créateur invisible aux yeux de l'homme mais perçu par son intelligence et senti en son cour, et lui fait don de tout son être: c'est l'acte de foi inaugural, couronné par l'adoration et l'amour parfait, qui est le don de soi à Dieu, ou “islam". “Ainsi Nous fîmes voir à Abraham les royaumes des cieux et de la terre afin qu'il accède à la certitude"(6-75). Cette suprême intelligence qui finit par comprendre par l'esprit et le cœur le sens de la création est donc la rencontre entre la “fitra" originelle et la sagesse inspirée par Dieu. Les différents paganismes, de même que toutes les divagations des fausses sagesses sont des voies contre nature. On peut d'ailleurs subir, même dans la foi monothéiste, des fascinations qui nous font surenchérir sur la loi ou même sur le dogme. Ce “ghuluw", excès dénaturant, est à l'origine des intolérances, de la mentalité de secte et de l'attachement aux formes. Les grands maîtres de la spiritualité ne manquent pas d'attirer l'attention sur ces excès, qui entament la nature même de la foi en tant qu'amour et générosité. Le naturel humain devrait donc être, depuis la première création, essentiellement spirituel puisque doté de cet ennoblissement qui le place par l'intelligence au-dessus d'autres créatures. “Nous avons ennoblis les fils d'Adam, Nous les avons érigés sur la terre et la mer et les avons élus au-dessus de plusieurs de nos créatures"(17-70). Ainsi, le vicariat sur terre, en tant que fondement spirituel, doit éclairer le développement de toute pensée sociale. (À suivre)