Liberté : Vous avez déclaré récemment être prêt à défendre Saddam Hussein. Pourquoi cet intérêt pour un dossier aussi difficile ? Me Jacques Vergès : Il y a une douzaine de jours, j'ai été désigné par la femme et les deux fils de l'ancien vice-Premier ministre irakien Tariq Aziz pour le défendre. Et certains m'ont alors demandé si j'étais prêt à défendre aussi Saddam Hussein. J'ai répondu que je l'étais. Il est vrai que le dossier est difficile, mais je dis souvent qu'un médecin qui refuse de soigner les maladies graves n'est pas un médecin, mais un charlatan. Et un avocat qui refuserait un dossier parce qu'il est difficile ne serait plus un avocat. Comment comptez-vous défendre un homme accusé d'avoir tué des centaines de milliers de personnes ? Dans le dossier Saddam Hussein, je dis qu'il y a une défense qui saute aux yeux. À Nuremberg (Ndlr : la ville allemande où furent jugés les responsables nazis après la défaite de l'Allemagne à la Seconde Guerre mondiale), les quatre puissances alliées ont poursuivi les responsables nazis pour crimes contre l'humanité et crimes de guerre commis durant la guerre. À un moment où elles n'avaient aucun rapport avec le régime nazi. Or, les crimes supposés qu'on reproche au gouvernement de Saddam Hussein ont été commis avant la première guerre du Golfe. À une époque où les Américains et les Anglais, qui sont aujourd'hui les leaders des forces occupantes, étaient des alliés et des amis de Saddam Hussein. Durant cette période, ils lui avaient même fourni des armes. C'est donc tout de même curieux qu'on lui reproche aujourd'hui l'usage qu'il a fait de ses armes. Alors, ou bien les accusations portées contre lui ne sont pas vraies et il s'agirait, donc, d'un nouveau mensonge comme celui des armes de destruction massive. Ou bien elles sont vraies. Mais dans ce cas, il faudrait que les dirigeants américains et britanniques s'assoient à ses côtés pendant le procès. Mais Saddam était responsable de ses actes… On lui reproche d'avoir cherché à développer des armes de destruction massive. Les archives disent beaucoup de choses intéressantes. Le 21 mars 1986, au Conseil de sécurité de l'Onu, les Américains se sont opposés à une déclaration condamnant l'utilisation des armes chimiques par l'Irak. En septembre 1988, le département américain au Commerce approuvait la fourniture à l'Irak de toxines à usage militaire, charbon et botulisme… On lui reproche également d'avoir fait la guerre avec l'Iran. Mais dans ce conflit, Saddam Hussein a été également encouragé par les puissances occidentales. Par ailleurs, l'Organisation mondiale de la santé dit que 850 000 enfants sont morts en Irak à la suite de l'embargo qui a suivi la 1re guerre du Golfe. Plusieurs médicaments étaient en effet interdits d'exportation vers l'Irak parce que, officiellement, leurs composants pouvaient servir dans la fabrication d'armes chimiques. Il y a donc un travail de clarification à faire dans ce dossier. Il y a également une autre difficulté qui se précise dans le dossier Saddam Hussein : pensez-vous que l'ancien président irakien aura un procès équitable dans lequel la défense aura tous ses droits ? Pour avoir un vrai procès en Irak, il faudrait d'abord la mise en place d'un vrai Etat, organiser des élections libres, rédiger une Constitution, désigner un gouvernement légitime, une autorité judiciaire crédible. Tout cela n'existe pas encore en Irak. Dans ce contexte, et malgré les assurances officielles américaines, un procès équitable en Irak ne me semble pas possible. On risque donc d'avoir une comédie qui ne convaincra personne. Mais avant d'évoquer les procès, il y a pire à dénoncer aujourd'hui. Aujourd'hui, les prisonniers de guerre irakiens ne sont pas traités selon les conventions internationales. L'exhibition de M. Saddam Hussein est une violation des conventions de Genève qui interdisent d'humilier les prisonniers de guerre. D'autre part, tous les autres prisonniers sont tenus au secret et leurs familles sont toujours sans nouvelles d'eux. Ce qui constitue également une autre violation des conventions de Genève. C'est pour cette raison que j'ai décidé de faire des démarches auprès du Comité international de la Croix-Rouge pour qu'il intervienne, afin de faire respecter les conventions de Genève. Je vais aussi porter plainte auprès de la Cour pénale internationale. Car même si les Américains n'ont pas ratifié sa création, leurs alliés anglais, espagnols, italiens et polonais l'ont fait. Dans cette démarche, je serai assisté de professeurs français de droit international et d'avocats suisses, sénégalais et également d'un avocat algérien. Si toutes les conditions que vous venez d'évoquer sont réunies en Irak (retour d'un Etat irakien, mise en place d'un vrai gouvernement et d'une vraie justice…), comment voyez-vous le procès de Saddam Hussein ou de Tariq Aziz ? D'abord, je vous confirme une chose : je ne connais toujours pas le dossier d'accusation. En ce moment, toutes sortes d'accusation sont portées sans aucun document écrit. C'est un vrai scandale. Je voudrais savoir si les accusations portées sont fondées ou ne le sont pas. Je ne dis pas qu'elles ne le sont pas, mais pour l'instant on ne m'a toujours pas apporté la preuve qu'elles le sont. Et si des preuves existent, je ne suis pas contre un procès durant lequel des responsables irakiens que je défendrai soient éventuellement condamnés. Mais il faut que tous les responsables de cette tragédie soient présents au procès, y compris les dirigeants occidentaux. Êtes-vous favorable à un procès qui aura lieu en Irak ou un jugement qui sera fait par un tribunal international, comme cela fut le cas pour les responsables serbes ? Il existe actuellement un organisme qui s'appelle la Cour pénale internationale. Mais les Américains y sont défavorables : ils ont refusé de ratifier la Convention de Rome. On peut, par exemple, demander au Conseil de sécurité de l'ONU de créer un tribunal spécial comme pour la Yougoslavie. Mais, là encore, ça m'étonnerait que les Américains acceptent et soutiennent une telle démarche. Parce qu'il y aurait dans cet organisme des pays européens qui sont contre la peine de mort. Et que certains pays d'Europe risquent d'exiger le respect des normes internationales de justice. Donc, actuellement, il n'y a rien de clair sur cet aspect des choses. On parle beaucoup aujourd'hui du procès de Saddam Hussein. On oublie un peu le cas des autres prisonniers dont votre client Tariq Aziz… Dans le cas de Tariq Aziz, je tiens à souligner deux choses. La première c'est qu'il était responsable de la diplomatie irakienne et il n'était pas directement concerné par les agissements de l'armée ni de la police irakiennes. Ensuite, il est gravement malade. J'exigerai donc qu'il puisse voir un médecin de son choix et recevoir la visite de son avocat. Vous revenez d'un voyage à Amman en Jordanie. Pourquoi n'avez-vous pas fait le déplacement à Bagdad pour le rencontrer ? Parce que je n'ai pas eu l'autorisation de l'autorité militaire américaine pour le faire. Je vais demander à la Croix-Rouge internationale de me l'obtenir. Avez-vous eu des contacts avec des membres de la famille de Saddam Hussein ? Non. Il est vrai que j'ai dit que j'étais prêt à défendre l'ancien président irakien. Mais, comme vous le savez, ses deux fils ont été tués. Et pour les autres membres de sa famille... L. G.