Dans cet entretien, le spécialiste des questions énergétiques revient sans complaisance sur la situation de la compagnie pétrolière nationale, ses capacités et ses fragilités face à ses concurrents sur le marché européen. Liberté: Quelles sont les vérités à dire à l'opinion publique sur les richesses pétrolières et gazières de l'Algérie? Mourad Preure : Nos ressources avérées sont réelles mais limitées. Seulement 0.7% des réserves pétrolières mondiales 19.3 années de production) et 2.2% des réserves gazières (57.7 années de production). Le potentiel de notre domaine minier, encore insuffisamment exploré est important. La réalité est aussi que le développement de notre amont s'est sévèrement ralenti ces dix dernières années du fait d'une gestion pour le moins hasardeuse du secteur de l'énergie. Nous en ressentons gravement les effets aujourd'hui avec une contrainte importante de volumes qui se traduit par une baisse de nos productions et exportations, par également les délestages connus cet été ainsi que l'importation désormais structurelle de carburants. Mais je le répète, notre sous-sol est en mesure de satisfaire nos besoins à long terme à la condition que nous rentrions dans les standards modernes en matière d'efficacité énergétique, ce dont nous sommes très loin. Notre croissance reste trop énergétivore et cela n'est bon ni pour nos grands équilibres ni encore pour la gestion à long terme de nos réserves. Assurer notre indépendance énergétique sur les 20 ou 30 années à venir suppose un regard nouveau sur nos ressources mais aussi sur notre consommation, l'un va avec l'autre. 60% de notre demande électrique concerne les ménages contre seulement 10% pour l'industrie. Cela n'est pas tenable car la consommation des ménages, même si elle est nécessaire, est une consommation de confort, non productrice de richesses. Si nous devions nous rapprocher des standards mondiaux en matière d'industrie, il faudra multiplier par 3 ou 4 notre consommation électrique. Donc oui, les réserves existent pour autant que l'on relance sérieusement le développement pétrolier et gazier national, que l'on regarde de près la question des gaz torchés, 6 milliards de mètres-cubes perdus annuellement. Le développement des gisements est en mesure de soutenir une courbe d'offre robuste sur longue période. L'amélioration du taux de récupération peut soulager rapidement, et sans le risque propre à l'exploration, la contrainte d'offre que nous vivons. Lors de sa découverte HAssi Messaoud, classé comme supergéant, avait des réserves en pace de l'ordre de 50 Gbls (pour comparaison les réserves algériennes sont de 12.2 Gbl et libyenne 477 Gbls), seulement 15% des réserves ont été produites avec un taux de récupération de 26%. Si on augmente le taux de récupération de 2 à 3% nous couvrons les besoins nationaux sur plusieurs décennies. Mais il faut aussi reconsidérer totalement et en urgence notre mode de consommation de l'énergie. Il faut agir essentiellement au niveau de l'habitat et des transports. Il faut enfin rééquilibrer notre mix énergétique en faveur des renouvelables qui doivent et peuvent contribuer à hauteur de 40 à 50% des besoins de la génération électrique. Etant producteurs de gaz, nous pouvons promouvoir la solution des centrales hybrides qui est la plus économique et viser à être leader dans ces technologies qui sont celles de demain. Faut -il opter pour le développement du potentiel de gaz de schiste de l'Algérie? Les gaz et les huiles non conventionnels constituent un horizon aujourd'hui pour notre industrie dans le monde. Cela se traduit par des challenges technologiques qui façonneront le paysage énergétique de demain. Nous devons pour le moins rester en veille sur ces questions. Nous avons connu cela les années 80 avec les développements dans l'imagerie du sous-sol (notamment avec la sismique 3D) ainsi que les technologies du forage qui avec le measurment while drilling n'était plus désormais une opération aveugle, ce qui a ouvert des voies nouvelles avec les forages dirigés, à grand déport et multidrains. Aujourd'hui, avec la fracturation hydraulique on exploite, surtout aux Etats-Unis, ces hydrocarbures non-conventionnels. De nouvelles technologies sont émergentes et prendront le relai. Il faut nous y préparer et considérer la fracturation hydraulique comme une technologie de transition pour ce cas d'espèce. Cette technologie n'est au demeurant pas nouvelle et est très utilisée pour les conventionnels, y compris en Algérie. Aujourd'hui les shale gas sont coûteux, très coûteux. Le break even point (prix à partir duquel on réalise les bénéfices) en tête de puits est autour des 5 à 7 dollars le million de btu alors que le prix du gaz aux Etats-Unis sur le Henry hub est de 3.25 dollars. Comment font-ils ? Il y a une volonté politique de l'Etat pour réaliser une autosuffisance gazière, les producteurs ont couvert sur les marchés à terme leurs productions. Y a-t-il autant de ressources dans le monde ? On parle de 192 Tcm de réserves en gaz non conventionnels contre 190 en gaz conventionnels. Je pense qu'il y a beaucoup de manipulation. Cela me rappelle la mer Caspienne au début des années 90 dont les réserves étaient estimées entre 10 et 200 milliards de barils, et qui était considérée comme une nouvelle Arabie Saoudite. Elles sont aujourd'hui estimées plus proches de 10 que de 200. Cela étant dit, je pense qu'à long terme, le potentiel des hydrocarbures piégés dans les argiles ou les réservoirs compacts est réel. Il faut une révolution technologique pour y parvenir, et là me semblent se jouer les rapports de force dans les hydrocarbures pour les trente prochaines années. A mon avis il faut se réjouir du potentiel reconnu dans notre pays en la matière et qui représenterait 4 fois les réserves conventionnelles. Ce potentiel, qui se trouve dans le bassin de Berkine, dans le Sahara centre et ouest vraisemblablement, est loin des infrastructures et donc coûteux par ce seul fait, cela contrairement aux gaz américains. A l'étape actuelle il s'agit de l'identifier et de l'évaluer. Les gaz non conventionnels ont un plateau de production court et nécessitent donc d'importants moyens de forage. Nous avons 120 appareils de forage en Algérie alors qu'il en faut au minimum cinq fois plus. Je pense que nous nous plaçons sur une échéance de dix à vingt ans et que les premiers volumes n'arriveront pas avant 2020 au moins. D'ici là les technologies moins polluantes seront à mon avis au rendez-vous. Le serions-nous, nous-mêmes ? Je pense que là est la question centrale. Sachant l'importance que prendront ces ressources demain, concurrençant de manière déterminante les ressources conventionnelles, nous ne pouvons pas les ignorer. Je constate que nous abordons encore une fois une révolution technologique avec les approches du passé. Ce sont des technologies développées et mises en œuvre par d'autres que nous nous apprêtons à acheter, dont nous nous apprêtons à voir d'autres venir les mettre en œuvre chez nous. Au contraire, nous devons entrer dans les hydrocarbures non conventionnels par nos entreprises, par nos universités et notre recherche. Le propre des révolutions technologiques est qu'elles bousculent les hiérarchies. Ce sont de petites compagnies qui ont développé ces technologies. Bien entendu en phase d'émergence il y a une évolution darwinienne et les plus grosses rachètent les téméraires qui ont pris plus de risques qu'elles ne pouvaient assumer. Qu'attendons-nous pour acquérir des actifs, nous en avons les moyens. L'Algérie doit viser à être un leader dans les non conventionnels comme elle doit viser à l'être dans les renouvelables en tirant avantage sur l'ensoleillement exceptionnel de notre pays. Elle peut faire des accélérations décisives aujourd'hui en faisant des acquisitions intelligentes en profitant de la crise. Cela lui permettra de placer sur la ligne de départ ses énergéticiens, PME et surtout universités. Encore une fois on épilogue sur les schistes sans saisir les opportunités que cela peut ouvrir. Sans grandes ambitions il n'est pas de grand destin. Cessons de regarder petit. Les non conventionnels comme les renouvelables rebattent les cartes dans la scène énergétique mondiale et contribueront à établir une nouvelle hiérarchie dont nous devons convoiter les premières places. Demain ne sera pas comme hier. Nous devons viser des positions de leaders. C'est comme cela que nous ferons rêver notre jeunesse, que nous lui ferons déplacer les montagnes. Comment commentez- vous les amendements à la loi sur les hydrocarbures? Il était temps ! Les échecs des derniers appels d'offres ont démontré les grandes insuffisances du dispositif juridique mis en place en 2005 et qui a causé de graves préjudices pour notre pays. Les amendements devraient permettre de faire revenir les grandes compagnies seules en mesure, parce qu'elles ont l'excellence technologique et les moyens financiers, d'impulser un retour à l'expansion de notre industrie pétrolière et gazière et ouvrir des perspectives stratégiques réelles à Sonatrach. L'Algérie doit cesser d'être un terrain d'apprentissage pour des compagnies pétrolières de faible envergure. Les amendements portent particulièrement sur la fiscalité, la TRP (taxe sur le revenu pétrolier) est basée sur la rentabilité, non plus sur le chiffre d'affaires, considérant l'augmentation des coûts et la complexité croissante des découvertes futures. Elle prend en compte la difficulté et la taille des découvertes, définit et prend en compte spécifiquement les hydrocarbures non conventionnels. De même, il y a une évolution du cadre contractuel avec le partenaire étranger, et l'on se rapproche du modèle de contrat de partage production avec une répartition plus rationnelle et réaliste et équilibrée des risques entre Sonatrach et son partenaire étranger. J'ai cru aussi comprendre que le principe de l'appel d'offres n'est plus aussi figé. Sonatrach a la ressource de négocier directement avec un leader une alliance stratégique dont l'un des éléments peut être une opération d'exploration ou de développement des gisements. Si vous voulez développer l'offshore algérien qui est un offshore profond (2000 mètres de tranche d'eau) prévoyez une fiscalité plus adaptée et allez négocier directement avec un leader comme Petrobras voire un Major. Comment évaluez-vous les capacités actuelles de Sonatrach en ingénierie, en maitrise de savoir faire technologiques et en management? Sonatrach a une solide expérience et expertise dans le management et le développement de la chaîne pétrogazière. Elle a aussi une expertise unique dans le domaine du GNL. Cependant cette expérience et cette expertise n'en ont pas pour autant fait un leader qui s'impose sur d'autres théâtres d'opérations que l'Algérie par son savoir faire, son excellence managériale et technologique. Un problème réel de retour d'expérience et de capitalisation de savoir-faire se pose à Sonatrach. Sonatrach aussi a été vidée de manière irresponsable de sa substance cette dernière décennie. Il importe de faire le bilan de toute l'expertise perdue, que l'on a poussée à partir et qui fait la force de nos concurrents. Une action résolue doit être engagée pour ramener Sonatrach aux normes du métier. L'appel à l'expertise nationale doit être le plus large, autant celle exerçant en Algérie que celle expatriée. Il faut trouver les formes, identifier les hauts potentiels en mesure de servir Sonatrach. C'est un devoir patriotique, mais aussi un droit que de servir, d'une manière ou une autre, ce puissant pilier de la souveraineté nationale. D'autre part, une compagnie pétrolière assoit sa puissance sur sa maîtrise des technologies clé de son métier, en l'espèce les 3G ou géosciences (géologie, géophysique et génie du gisement. Cette maîtrise lui permet une connaissance du sous-sol dans ses états statique et dynamique. Cette condition est nécessaire, couplée à un management moderne, pour exercer la fonction supérieure de donneurs d'ordres et mettre en concurrence les sous-traitants, sociétés de service, et les assujettir à son expansion. Nous sommes loin du compte. Pour atteindre cet objectif stratégique il lui faut agir puissamment sur le tissu universitaire ainsi que sur les PME et sociétés de service nationales pour les porter au niveau de ses exigences technologiques. Il faut développer des liens organique fondés sur des processus innovants dans des logiques de fertilisation croisée entre Sonatrach et ce potentiel scientifique et technologique national. Nous le pouvons. J'ai vu combien, avec le développement de la Mer du Nord, les universités d'Aberdeen et d'Edimbourg ont été propulsées à un niveau d'excellence scientifique et technologique extrême dans le domaine pétrolier, combien les PME ont tiré avantage de cette dynamique. Nos universités et nos PME sont encore en attente de cette chance historique que Sonatrach pour leur donner dans les technologies pétrolières, dans le GNL où nous avons toute la légitimité pour être un leader, dans les renouvelables, dans les hydrocarbures non conventionnels, demain dans le nucléaire. Sonatrach doit revoir en profondeur sa relation avec l'université et la recherche ainsi que les PME nationales. Cette question doit aussi figurer dans l'agenda du Conseil supérieur de l'énergie, institution nécessaire, qui aurait été en mesure de nous éviter les graves distorsions que la gestion passée a occasionnés à un secteur stratégique qui est en mesure d'introduire l'Algérie dans les grands challenges technologiques qui façonneront la scène énergétique de demain. A l'international, pensez-vous qu'elle dispose d'atouts pour surmonter la concurrence de pays comme la Russie et le Qatar sur le marché européen du gaz ? Encore une fois, il faut clarifier les concepts. L'Algérie doit s'imposer comme un acteur énergétique, non plus comme une source. Elle doit opérer un renversement de perspective stratégique. En tant qu'acteur elle s'imposera par ses compagnies énergétiques, par ses universités, sa recherche, son ingénierie, par ses PME et ses sociétés de service. Dans ce sens le gaz moyen-oriental sera soit une menace, ce qu'il est, soit une opportunité, si on se positionne résolument comme acteur. Et nous n'avons pas le choix car pour revenir à votre première question, nos réserves ne nous autorisent pas une autre alternative, elles sont et resteront faibles comparativement aux réserves moyen-orientales qui convoitent et convoiteront nos marchés. Notre expertise est réelle et singulièrement, les volumes de gaz concurrents qui viennent du Qatar sont produits par des installations de production le plus souvent opérées par des Algériens, formés par Sonatrach ! Le temps presse car notre production fléchit et nos parts de marché en Europe pour le gaz sont mises à mal par nos concurrents, dont le plus agressif aujourd'hui est le Qatar. De plus, les volumes gaziers qataris alimentent le marché spot et mettent en péril les contrats à long terme avec clause de take or pay qui fondent notre commerce gazier. Nous ne devons pas oublier aussi la Russie dont le gazoduc Southstream va déverser sur le sud de l'Europe, notre marché naturel, 63 Bcm (milliards de mètres cubes) en 2015, soit plus que nos exportations de l'ordre de 52 Bcm. Nos débouchés sont menacés au moment nous souffrons d'une contrainte d'offre. Il nous faut trouver des volumes pour défendre nos parts de marché, en mettant sous contrainte la demande, en libérant des volumes par un développement volontariste des renouvelables. Il nous faut convaincre nos partenaire européens traditionnels de la nécessité de partenariats stratégiques qui leur garantiraient des volumes par leur présence dans notre amont et nous ouvriraient l'aval gazier et la génération électrique en Europe. Croyez- vous à un retour en force de Sonatrach sur la scène énergétique mondiale ? Sonatrach doit pouvoir s'intégrer verticalement vers l'aval gazier et la génération électrique en Europe, son marché gazier naturel. Sonatrach a d'autre part toutes les caractéristiques pour devenir un grand découvreur d'hydrocarbures et elle doit viser cet objectif qui la fera rentrer dans le top ten des compagnies pétrolières internationales. Nous les Algériens, et particulièrement le vaisseau amiral de notre économie, ne devons pas manquer si cruellement d'ambition ! Les compagnies pétrolières nationales suivent le même processus de développement et ont d'abord été des administrations pétrolières, chargées de représenter l'Etat producteur face aux compagnies internationales. Intervenant dans une industrie de haute technologie, qui est aussi l'industrie des pionniers, des challengers, elles sont naturellement vouées à devenir des compagnies dont la force est fondée sur la technologie et la qualité de leur portefeuille d'activité. Nous devons avoir conscience que l'on détient avec Sonatrach une puissance industrielle et technologique en mesure de servir de levier pour toute l'industrie nationale et la recherche, en mesure de donner à notre pays une place parmi les leaders. Car les révolutions technologiques à l'œuvre avec la transition énergétique conjuguées avec la crise économique, qui est une crise structurelle qui tardera à se résorber, ouvrent des opportunités uniques à notre pays. Il faut orchestrer avec résolution le développement de nos gisements avec l'ouverture de perspectives stratégiques puissantes pour Sonatrach. Il faut utiliser une partie de nos avoirs financiers pour faire des acquisitions dans des secteurs de pointe dans le domaine énergétique et articuler les actifs industriels acquis avec notre tissu productif : Sonatrach et Sonelgaz, sociétés de service pétroliers, PME, ingénierie, université et recherche. Il faut que ces avoirs servent à des acquisitions d'actifs industriels internationaux tant par les sociétés publiques que privées. Un certain nombre de sociétés privées ont les compétences, mais aussi la flexibilité, le sens de l'opportunité pour faire des acquisitions d'actifs de très grande qualité, et à partir de là, de donner une impulsion à leur développement, entrainer à leur tour PME et universités nationales. Il ne faut pas rater les opportunités exceptionnelles qui s'ouvrent à nous. Toute cette démarche, autant d'ailleurs que le développement pétrolier et gazier national, doit bien entendu être assortie d'un contrôle citoyen, autant par les élus de la nation que par la presse. Le Conseil supérieur de l'énergie doit être réactivé pour garantir à l'Algérie l'élaboration et la mise en œuvre de la stratégie énergétique qu'il lui tarde tant d'avoir et qui seule est en mesure de garantir une indépendance énergétique sur le long terme K R