Depuis que j'ai appris que vous alliez venir en Algérie, dans mon cher pays, j'ai été pris d'une irrésistible envie de m'adresser à vous, tout en sachant qu'il m'est impossible d'approcher la numéro 2 du gouvernement américain pour qu'elle écoute ce que j'ai à lui dire. Donc, je le fais dans la presse libre de mon pays. Depuis que j'ai appris que vous veniez au Maghreb, alors que vous devez certainement être occupée par la campagne électorale du président Obama, je me suis dit que vous étiez une professionnelle de la diplomatie, qui connaît pertinemment les urgences mondiales ou régionales, je me suis dit que vous alliez probablement parler du Mali, de l'Iran ou de ces nombreux sujets de politique internationale qui inquiètent l'Amérique. Mais je me suis librement intéressé à cette visite et j'ai appris que l'Algérie est le 109 pays que vous visitez depuis 2009 et que vous avez battu un sacré record, homologué, que détenait votre aînée, Madeleine Albright qui avait occupé le même poste que vous auprès de votre époux président, Bill Clinton, en parcourant 1 358 027 kilomètres (chiffre datant de juin 2012). Il est évident que ce record n'est pas vain puisque votre action consiste à apporter la bonne parole américaine à nous autres, pays émergents, pays alliés ou pays du quart-monde. Mais là n'est pas l'essentiel pour moi et le fait que vous veniez en Algérie ne fera qu'augmenter le nombre de miles de votre compteur de diplomate globe-trotter avec son lot de fatigue, de jetlag, de décalage horaire et de pénibles réunions interminables. Si je connais, Mme Clinton, les effets dévastateurs des longs voyages et des avions, c'est parce que j'ai été pilote, Madame. Autrefois. Il y a bien longtemps. J'avais un rêve, celui de piloter des avions, de les faire atterrir, connaître l'ivresse des hauteurs et tutoyer les nuages. Pour une voyageuse comme vous, l'avion est nécessaire mais parfois insupportable. Pour moi, l'avion était une passion et je voulais en faire mon métier jusqu'au 11 septembre 2001. Ce jour-là, les deux Twins Towers se sont effondrés. Ce jour-là, ma vie s'est également effondrée. À cause d'une erreur judiciaire mondiale. À cause de deux agents du FBI qui ont fait un profilage digne de boy-scout et qui ont trouvé un bouc émissaire en ma personne. Un Arabe ayant vécu aux States, ayant un brevet de pilote et musulman pratiquant. Je réunissais tous les ingrédients pour que vos agences de renseignements, votre justice et votre opinion publique me condamnent à un purgatoire de 11 ans sans excuses et sans remords. Vous savez Mme Clinton, grâce à ces gens-là, je suis connu dans le monde entier. Mais j'aurais donné un bras pour ne pas être connu de la sorte. Comme un “terroriste" que vos amis du FBI ont jeté en pâture à une opinion publique américaine choquée. À une Amérique traumatisée. Les Américains criaient vengeance. Je ne vous ferais pas le procès pour Guantanamo ou Abou Gharib, cela ne me concerne pas. Vous savez depuis longtemps que je n'ai aucune sympathie pour ces gens-là, que j'ai condamné le terrorisme devant les tribunaux britanniques qui ont eu la décence et l'élégance d'admettre leur erreur à mon égard. Ma famille était en Algérie ciblée par le terrorisme alors que l'Amérique ne connaissait même pas Ben Laden. Je n'ai aucune justification à donner à ceux qui ne savent pas ce que nous avons enduré en Algérie pour gagner la guerre contre le terrorisme. Le mérite en revient à mon peuple qui prouve encore sa valeur pour ne pas basculer dans des révolutions arabes sorties de nulle part et dont profitent encore les extrémistes. J'ai écrit un livre pour raconter mon histoire. Votre département de la Justice a d'énormes volumes de dossiers qui ne servent à rien car ils me savent innocent. Mais même en gagnant tous mes procès contre mes accusateurs à travers le monde, les Etats-Unis demeurent sourds à la vérité. Imperméables à la justice. Ils ne veulent pas admettre l'élémentaire. La justice américaine et le FBI après avoir voulu m'extrader ont été déjugés par les tribunaux britanniques; ils ne savent pas quoi faire. Ils m'ont demandé de venir aux Etats-Unis et m'offraient généreusement le visa ! Je ne viendrai pas, Madame, car je ne veux pas mettre de combinaison orange. Je n'aime pas la couleur orange. Cette lettre ouverte, Mme Rodham Clinton, n'est pas une lettre de lamentations ni une revendication, ni une supplication et encore moins une demande de faveur. J'ai, par contre, un souhait, Madame Rodham Clinton, c'est d'être comme vous. De prendre l'avion. D'être libre de voyager à travers le monde. De visiter des pays avec ma femme et mes enfants. De pouvoir circuler librement, qui est pour moi l'un des premiers droits de l'Homme. De traverser les aéroports avec mes bagages sans avoir, collé sur mon dos, un mandat d'arrêt international inique, injuste, injustifiable que la justice américaine refuse d'examiner, encore moins de lever. Madame, je veux être libre comme un citoyen du monde libre. Je veux être un homme sur lequel s'applique l'article 13 de la déclaration universelle des droits de l'Homme : “Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays." Ce droit, je n'en dispose plus car certains ont décidé qu'on était des ennemis ! Que parce que j'ai traversé l'enfer pour faire valoir mes droits, je devais garder la haine de l'autre. Le FBI avait raison sur une chose : je suis Arabe, musulman, ancien pilote et j'assume. J'ai été accusé à tort, mais je n'ai aucune haine pour votre pays. Mon mot de la fin revient à un autre Américain, Abraham Lincoln, qui disait : “Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l'affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu'on les touchera, elles résonneront au contact de ce qu'il y a de meilleur en nous." Démocratiquement. LOTFI RAISSI