Lotfi Raïssi était jeune, 27 ans, heureux. Pilote d'avion, résident à Londres, il voyait l'avenir en rose. Soudain, tout bascule pour lui le soir du 21 septembre 2001. Des agents de Scotland Yard l'arrachent de son sommeil. Ses ravisseurs l'ont arrêté, plutôt kidnappé, pour un motif que le monde entier condamne, celui d'être le cerveau de la destruction des tours jumelles de New York, le 11 septembre 2001. Il lutte contre les appareils judiciaire et policier. Il triomphe, mais demeure prisonnier d'un mandat d'arrêt international lancé par les Américains. Il vient de publier un livre relatant son histoire. Nous avons rencontré Lotfi Raïssi à Alger, il est venu voir sa mère malade. Dix années après son drame et sa blessure qui ne s'est pas encore refermée, il répond à nos questions. -Tout d'abord, vous sentez-vous totalement libre aujourd'hui ? Pour vous dire vrai, Non et écrivez-le avec un N majuscule, s'il vous plaît. Je suis à demi-libre malgré que je sois innocenté et indemnisé par la justice et le gouvernement britanniques. Pensez-vous qu'à ce jour, 10e année de la commémoration de la destruction des tours new-yorkaises, pour lesquelles je fus accusé à tort, je demeure encore avec le boulet d'un mandat d'arrêt international émis par les Américains, qui me colle à la vie comme le fait une puce à la peau d'un chien. Cependant, je fais mien le dicton de Antar Ibn Chadad qui dit : «Avance et tu seras libre». -Vous êtes sorti vainqueur de la bataille judiciaire que vous avez menée en Grande-Bretagne. Vous avez été indemnisé. Est-ce que cela dédommage toute l'atrocité carcérale et la destruction physique et morale que vous avez subies ? C'est beaucoup dire. Le cauchemar et la descente aux enfers que j'ai connus dans les geôles britanniques me coupent à ce jour le souffle, (à ce moment Lotfi Raïssi, ferme les yeux, se tient les tempes et d'un coup, il lance un souffle suivi de… Estaghfir Allah). Excusez-moi, cela m'arrive quand je revois certaines scènes que j'ai vécues parce qu'on me soupçonnait d'être le cerveau des attentats du 11 septembre et aussi le bras droit de Ben Laden. Il n'est pas facile de faire gommer par un dédommagement, une incarcération arbitraire, quatre mois et demi de cellule dans la plus haute prison de sécurité. Sachez aussi que je détiens le record de la plus longue détention en garde à vue en Grande-Bretagne et ceci au mépris du code pénal. J'ai fait l'objet d'une procédure d'extradition aux USA et j'ai passé des nuits blanches de peur qu'elle aboutisse, une torture morale comme il n'en n' existe pas. En somme, j'ai été traité comme une loque par un cynisme à la fois politique, judiciaire et médiatique. Un frêle corps dans une centrifugeuse à trois puissances. -Comment se fait-il que votre nom figurait sur la liste noire des terroristes recherchés par le FBI. Quelle explication pourriez-vous donner ? Vous savez, il n'y a aucune explication à donner quand vous êtes du jour au lendemain face à une machine d'Etat orchestrée par les Américains et les Britanniques. Toute cette machination était manipulée de surcroit par les médias anglo-saxons. En réalité, je n'avais plus de nom, je n'étais plus le citoyen algérien pilote de profession, j'étais devenu un pion déplacé sur l'échiquier géopolitique au gré des besoins des uns et des autres. Il me semble qu'il serait judicieux de poser la question suivante : pourquoi le FBI n'a pas fait figurer sur cette fameuse liste noire les instructeurs américains des pilotes kamikazes et les arrêter. -Dans votre livre qui paraitra prochainement en Algérie, vous répétez souvent : «Je ne suis pas un politique». Est-ce une manière à vous, pour vous exorciser de l'acharnement politico-policier dont vous avez été victime ? Endurer arbitrairement ce que j'ai enduré en détention au prix d'une politique d'un nouvel ordre mondial sous le couvert d'un diktat policier, me provoque un haut le cœur. Dans ce contexte horrible, je ne peux que répéter que je ne suis pas un politique et c'est vrai. Arriver à un tel niveau de mesquinerie, plutôt s'en débarrasser et s'éloigner des contours de cette politique qui est sans âme et sans sentiment. -Vous avez été poignardé à deux reprises en prison. A comprendre que les commanditaires de ces tentatives d'assassinat voulaient faire taire à tout jamais le fameux pilote Lotfi Raïssi… Sincèrement, j'ai eu toujours cette envie de poser cette question aux services secrets. Pourquoi intenter à ma vie à deux reprises. Je précise également que je n'ai jamais eu de protection. Suite aux deux tentatives d'assassinat qui visaient ma personne, il n'y a jamais eu la moindre enquête ouverte. A mon sens, l'acte de mon élimination était prémédité. Comme on dit chez nous, «el ammar etouila», c'est tout. -Après votre arrestation et l'injustice flagrante dont vous avez fait l'objet, quelle dimension donnez-vous aux notions «démocratie» et «droits de l'homme» qui émanent des donneurs de leçon qui vous ont accusé et emprisonné à tort ? Effectivement, dans ce volet il y a deux dimensions distinctes de ces deux notions. D'abord, il faut rendre hommage à des juges britanniques, intelligents, discrets, exemplaires et qui ont mis à genoux les services de Scotland Yard. Ils ont démontré que j'étais innocent et m'ont exonéré de cette scabreuse affaire. Ils m'ont aussi indemnisé. A ces gens, à leur démocratie et à leurs droits de l'homme, j'y crois dur comme fer. Par contre, en ce qui concerne ceux qui prônent la répression, la «hogra» et le harcèlement, les concepts de démocratie et des droits de l'homme n'ont aucune consonance. Ils bluffent, rien de plus. Je pense que la partie américaine doit se fonder dans la devise démocratique de Georges Washington, le père de la nation. Voilà un esprit de démocratie sans ambages qui, adopté dans toute son envergure par les Etats-Unis, les rendrait plus puissants dans le vrai sens de la justice. -Vous avez encore l'épée de Damoclès sur la tête, c'est-à-dire que vous êtes à ce jour sous le coup d'un mandat d'arrêt international lancé par les Américains. Quel est votre sentiment ? C'est scandaleux de la part des autorités américaines. A travers votre interview, je lance un appel à Barack Obama pour qu'il concrétise mon innocence, tout comme l'a déjà fait l'administration britannique.Je vous assure que j'ai apprécié et adhéré au discours qu'Obama a adressé au Caire le 4 juin 2009 à tous les musulmans du monde. Je me suis dit que le président américain a pris conscience des dégâts causés à la nation musulmane qui était devenue victime du 11 septembre. Depuis cette date, j'attends tous les jours que Dieu fait un message m'annonçant la levée de ce mandat d'arrêt international. Je veux faire un pèlerinage à la Mecque et je ne peux pas. Je veux soigner ma mère en France et j'en suis interdit. De grâce, enlevez-moi ce boulet. -Le gouvernement algérien s'est-il engagé à défendre dans les règles et la manière son ressortissant Lotfi Raïssi, victime d'un abus de pouvoir de la part de services spéciaux d'Etats puissants ? Je vais être sincère avec vous et je vous dirais que jamais je n'ai douté du soutien de mon Etat. Au moment où j'étais en prison, je savais que Abdelaziz Bouteflika suivait la situation de très près. Cela m'a donné du courage. Je tiens à remercier le secrétaire d'Etat chargé de la communauté nationale à l'étranger qui a pris le relais. Toutefois, je voudrais ajouter qu'aujourd'hui, c'est l'enfant de Bab El Oued qui demande à son président de la République de déverrouiller sa situation vis-à-vis des Américains et d'annuler son mandat d'arrêt international. Qu'il demande officiellement à l'ambassade américaine à Alger d'ouvrir mon dossier. Cela ira plus vite. -Vous écrivez dans votre livre que votre cas de «kidnapping» a été aussi l'œuvre d'un système médiatico-politique. Dans ce contexte, quelle est, aujourd'hui, votre vision sur la presse et de son pouvoir ? J'étais dans une spirale fomentée par les services secrets et par les médias. Mon profil, instructeur de pilotage d'avion, arabe, algérien et musulman, répondait parfaitement aux données de celui qui devait porter la lourde accusation d'un massacre à l'échelle planétaire. Le journaliste américain, Bob Woodward, celui qui a déclenché le Watergate, a fait de moi le 20e kamikaze que l'on recherchait. Il y a peut-être des intérêts que je ne comprends pas, mais je dirais qu'à ce niveau de la médiatisation, c'est scandaleux pour une profession que je respecte énormément. -A un certain moment, vous réalisez, suite à une très grande pression, que Lotfi Raïssi a peur de Lotfi Raïssi. Il y a lieu de supposer que Lotfi Raïssi s'est mis dans la peau d'un héros… Vous savez, la propagande des services secrets et des médias a créé un monstre, un Frankenstein. Accusé de la mort de 3000 personnes, c'est qu'on vous rend fou. Incarcéré, je me suis rendu compte que mon entourage carcéral avait odieusement peur de moi et me craignait. C'est à partir de là, que Lotfi Raïssi est arrivé à avoir peur de Lotfi Raïssi. Mais, Allah était à mes côtés. Aussi, dans ce contexte, je fais un parallèle avec la célèbre phrase du nazi Joseph Goebbels qui a dit : «Si on répète cent fois un mensonge, si gros soit-il, les gens vont finir par le croire.» -Quel a été votre sentiment quand vous êtes revenu vainqueur en Algérie et qu'on vous rejette votre demande d'emploi comme pilote de ligne ? Je retiens une phrase de notre défunt président Houari Boumediène, qui avait dit : « A quoi bon l'existence d'un pays qui ne sert pas ses enfants.» Pour me comprendre, je vous dirais qu'à toute chose malheur est bon, car aujourd'hui, j'ai passé le cap de cette demande d'emploi, j'ai réussi et c'est l'essentiel. -Vous semblez ne pas avoir baissé les bras et que vous allez clamer haut et fort votre innocence à ceux qui vous ont désigné comme le cerveau de la destruction des tours de New York le 11 septembre 2001… Moi, j'ai subi une injustice, parce que d'autres voulaient se faire justice. J'ai échappé à cette faucheuse qui voulait ma tête. Lotfi Raïssi n'est pas un rebelle, mais un battant. Je n'abdique pas, surtout quand je ne suis pas en faute. A ce titre, je ne baisserai jamais les bras pour défendre mon droit et surtout ma citoyenneté algérienne. Je hais le terrorisme et je comprends parfaitement la lutte que lui mènent les Etats-Unis, mais dans mon cas, il y a eu une grave erreur. Il est temps de la réparer. -Vous sentez-vous encore menacé ? Oui, bien sûr que je me sens menacé, tant qu'il y a ce mandat d'arrêt international. Je vous le dis et écrivez-le, ceux qui à ce jour et après dix années me limitent dans mes mouvements de liberté, ne renoncent pas. Je ne suis pas à l'abri d'une mort que l'on m'annonce, parfois, comme prochaine et accidentelle. Je sais que si je disparaissais dans un étrange accident, certains services secrets seraient déjà au courant. Ceci, mon gouvernement et le peuple algérien doivent le savoir.