Aux éditions Bouchène est éditée une compilation des lettres que Mouloud Feraoun a adressées à ses amis depuis 1949 jusqu'au 14 mars 1962, soit la veille de son assassinat avec Ali Hamoutène et quatre autres de ses collègues. Dans chacune de ses lettres, Feraoun ne manque pas d'interpeller ceux-ci sur la réalité algérienne que certains d'entre eux oublient, ignorent ou feignent d'ignorer. Celle qui retient le plus l'attention est sans doute la toute première lettre qu'il adressera à Albert Camus, le 27 mai 1951. Feraoun fait savoir à l'auteur de “La Peste", qui décrit la vie à Oran, ses regrets que parmi tous les personnages mis en scène dans le roman il n'est nulle part question de l'évocation des “indigènes". Mais bien plus, il se désole qu'Oran ne fût à ses yeux qu'une banale préfecture française. Quand Feraoun écrit cette lettre, il ne connaissait pas encore directement Camus, hormis un simple croisement lors d'un passage en 1937 à Tizi Ouzou. Camus était bien plus âgé que lui. Feraoun avait lu tous ses livres, et au fur et à mesure de ses lectures il ne comprenait toujours pas pourquoi ces auteurs français nés en Algérie ne connaissaient pas suffisamment les “indigènes" qu'étaient ses compatriotes. Même quand Camus écrit souvent sur les Kabyles dans Alger républicain, Feraoun n'en tire aucune fierté. Bien plus, il refuse cette fragmentation du peuple. Il lui dit : “...nous n'ayons personne pour nous comprendre". Albert Camus avait déjà lu “Le fils du pauvre". Il avait apprécié le contenu, et Feraoun le sait par Emanuel Roblès. Pourtant, le livre étale tout sur ces oubliés “d'indigènes". Feraoun annonce à Camus qu'il allait continuer d'écrire, de parler et de faire parler ses concitoyens tels qu'ils sont réellement. Cette détermination avait pour objectif de restituer la voix aux siens, de réajuster, de corriger et d'apporter la contradiction à ce regard agaçant et déformant à travers lequel la société algérienne était perçue et décrite par une catégorie d'écrivains français peu soucieux de parler des autochtones. Cette première lettre faite d'admiration sincère envers Camus, mais aussi et surtout faite de contestation ferme est en soi l'expression de l'engagement de l'écrivain algérien aux côtés des siens. Feraoun voulait casser cette tendancieuse différence farfelue installée entre les Algériens par la littérature coloniale de l'époque. Sans détour ni précaution d'usage, Feraoun écrit encore dans la lettre : “...à mon tour d'expliquer les Kabyles et montrer qu'ils ressemblent à tout le monde, à tous les Algériens par exemple". Cette ressemblance ne poursuit pas la physionomie humaine mais plutôt la capacité pour tout être humain, d'abord les siens “indigènes", de se hisser à partir de leurs vertus toutes “indigénées" à tout progrès social, à toute réussite sociale. Il dispute ainsi le monopole de la littérature jusque-là détenu par certaines voix complaisantes du monde de l'écriture.. A. A. [email protected]