Tlemcen était parée de mille chemins bordés d'arbres forestiers, fruitiers et d'ornement, telle l'allée des Pins, telle l'allée des Sycomores, telle l'allée des Mûriers ainsi que d'autres allées aux noms aussi pittoresques qu'évocateurs de la végétation luxuriante du terroir tlemcénien. Plus d'une quarantaine d'arbres, tous au moins cinquantenaires, bordaient chacun des deux côtés l'allée des Mûriers. Quelle était belle, cette allée des mûriers, si ombragée et si gaie avec ses arbres harmonieusement alignés ! Leurs troncs gros et de haute taille, leurs branches élancées et entrecroisées, leurs larges feuilles si belles, en leur sève printanière formaient un immense pavillon de verdure où les oiseaux bocagers chantaient à l'envi. A chaque bord de l'allée, s'alignaient de charmantes maisons d'habitation avec jardinets où croissaient parmi les citronniers et les néfliers, le dahlia, le bouton d'or et le romarin aux feuilles odoriférantes. Deux grandes rues perpendiculaires à l'allée se ramifiaient en plusieurs petites rues étroites, où, de tous côtés, s'élevaient des maisons aux fenêtres basses et aux peintures brillantes de jaune d'or et de rouge écarlate . Les ceps de vigne appuyés contre les murs ensoleillés procuraient dans les cours intérieures une fraîcheur délicieuse. C'est dans l'une de ces maisons, une maison simple et pleine d'ombre et de silence, qu'un certain Belkaïd Aboubakr a passé son enfance. Son père nommait Hadj Belahcène Belkaïd et sa mère Lokbani Hiba Aboubakr était mon aîné de six ans, nous habitions, tous les deux l'allée des Mûriers. Pendant la guerre de Libération, nous nous sommes perdus de vue, chacun ignorant ce qu'était devenu l'autre. Après l'indépendance, nous nous sommes revus plusieurs fois. Je le revois alors qu'il était âgé de vingt ans et déjà bien dans la force de l'âge. Il était fort, beau et doué d'une bonne intelligence. Ses yeux pétillaient de malice, et il avait l'air charmant quand il souriait. Il nous parlait avec ardeur de Messali Hadj et du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratique (MTLD). Il avait la perspective de l'indépendance de l'Algérie. Bien souvent mes camarades de quartier et moi assis sur le perron étroit et glacé de la villa Benknifed nous l'écoutions avec émerveillement. Il fallait l'entendre énumérer les injustices du colonialisme et les décrier en termes véhéments. Aboubakr était un homme de tête et vif de tempérament. On admirait son attitude courageuse pendant les événements douloureux du Maroc. Je me souviens de ce militant marocain qu'il hébergea clandestinement et longtemps et pour lequel lui et son ami Bengerfi Mustapha dépensaient le plus clair de leurs modestes revenus. Aboubakr était depuis longtemps recherché par la police française. A l'approche de novembre 1954, il était activement traqué : en la circonstance mieux valait ne pas rester à Tlemcen. Il décida sans hésiter de se rendre en France pour échapper aux poursuites et mener le combat contre le colonialisme en France même.Une telle entreprise était une gageure : il partit à Oran, sans passeport et avec très peu d'argent. Là étant il lui fallait agir avec circonspection. Oran était bourrée de policiers et de gendarmes français. A la tombée de la nuit, il se rendit au port d'Oran. Un navire de commerce chargé d'un important tonnage de fûts utilisés pour loger le vin et les olives était sur le point de quitter le port, Aboubakr était aidé d'un docker algérien. D'un coup d'œil circulaire, il repéra un énorme tonneau. Puis prenant garde qu'on ne le surprenne, il s'engouffra dans le tonneau où il se cacha pendant toute la traversée qui dura un peu plus de trente heures. Quand j'ai appris quelques années plus tard par la bouche de son neveu M. Belkaïd Abdelkader, fils de Belkaïd Mohamed le frère de Aboubakr le subterfuge dont a usé Aboubakr pour gagner la France, j'en suis resté stupéfait. Militant au sein de la Fédération du FLN de France, Abubakr occupa jusqu'à son arrestation en 1961 la fonction de responsable du collectif des avocats chargés de la défense des militants FLN incarcérés en France et en Algérie. Mon éminent confrère maitre Ali Haroun, l'auteur de l'admirable ouvrage “la VIIe Wilaya" a esquissé dans une page intéressante parue le 28 septembre 2008 dans le journal “Le Quotidien d'Oran" où il rappela à grands traits l'activité militante de Abubakr et l'excellente impression qu'il conserve en mémoire de ce militant hors pair. Commissaire à la formation professionnelle, puis haut fonctionnaire et enfin plusieurs fois ministre Abubakr était unanimement apprécié. Il fut lâchement assassiné par des hordes de barbares le 28 septembre 2003 en plein centre d'Alger. Le souvenir que je conserve de lui reste tenace en moi (Allah yarhamo). Les retours de mon enfance passée tout entière à l'allée des Mûriers me font beaucoup de bien. C'est pour moi un bonheur de me remémorer les beau sites de cette allée où nous coulions des jours heureux. Je me rappelle avec délice avoir éprouvé une joie intense à me livrer avec mes camarades à des jeux folâtres tout près du caniveau étroit qui évacuait lentement les eaux destinées à l'arrosage des jardins. La bardane, la laiche et le liseron aux fleurs jaunettes de toute beauté par l'harmonie des couleurs s'étalaient sur sa berge. Même en hiver, quand la neige recouvrait les arbres dépouillés et que le caniveau s'enflait par la pluie, nous passions une bonne partie des après-midi à faire des gambades et des trémoussements tout près de la poutrelle de fer. Ah ! Cette fameuse poutrelle qui attirait les petits comme les grands comme par magie ! Les garçons et même les filles l'enfourchaient gaiement. Aux approches de l'été, les grands du quartier aimaient à disserter sur la politique et le sport en s'adossant des heures entières à la poutrelle. Située tout au bout de l'allée, cette petite poudre était fixée horizontalement à hauteur d'appui sur des montants verticaux. Elle servait de barrière à la circulation des véhicules et formait protection devant le vide de quelques escaliers abrupts. Du haut de ces escaliers, on voyait la gare de chemin de fer, la piste aménagée pour les cars et les taxis et une petite esplanade où se tenait, sous l'ombre d'un grand palmier, un beau vieillard réduit à la mendicité. A deux pas de la poutrelle, une villa faisant face à la maison de mes parents, était habitée par la sœur de Messali Hadj , l'épouse de si Mohamed Bendimerad. On ne voyait pas la façade de cette maison dont les murs étaient entourés de plantes grimpantes à fleurs violettes ou roses. Seule une échappée permettait d'apercevoir à l'intérieur d'une salle de séjour une glace fêlée encadrée de pitchpin. J'ai souvent vu Messali Hadj, que des policiers nous défendaient d'approcher, entrer et sortir de cette villa. Un jour, trompant la vigilance des policiers, je courus vers lui et lui baisai la main. Je remarquai qu'il portait à l'annulaire de la main gauche une grosse bague en ivoire. Sa chéchia de drap rouge coiffant difficilement de longs cheveux noirs, son manteau fait de bure, sa stature, son attitude imposante lui donnaient un air de majesté. L'évocation de ces souvenirs d'enfance me fait rappeler certains camarades décédés, parmi lesquels Abdelkrim Louhibi, Ghaouti chabni , Abderrahmane Sedjemaci dont l'allée des mûriers porte à présent le nom, et Abdekader Alloula. De toutes ces figures avec lesquelles j'ai passé une bonne partie de mon enfance, celle de Abdelkader Alloula est demeurée vivace en moi. C'est dans l'allée des mûriers, où vivaient leurs parents maternels, que Abdelkader Alloula et son frère Abdelmalek, le futur poète et écrivain, passaient tous les ans les longues vacances scolaires chez leur oncle Kada et leur cousin Boutefas Bachir. Abdelkader était un garçon guilleret et toujours souriant. Son enjouement contrastait avec l'air sérieux et parfois cafardeux de son frère aîné Abdelkader. Abdelkader avait la passion des histoires drôles comme d'autres avaient la passion du football. Il nous amusait avec ses contes drolatiques. Il était toujours prêt à quelque facétie. Ses tours d'espièglerie, ses amusettes nous transportaient de joie et nous nous tenions les côtes. Je me souviens de cet escogriffe à moitié soûl auquel Abdelkader envoya en pleine figure de la poudre sternutatoire. Le pauvre homme, dont chaque parole était précédée d'un éternuement reprenait difficilement haleine. Ce qui nous valut une semonce de Si Yousef, le père de Bouterfas Bachir. Nous étions encore tout jeunets et nous grimpions aisément aux mûriers. En descendant de l'arbre, chacun faisait admirer aux autres sa cueillette. Nous nous enivrions de mûres blanches ou noires, aussi sucrées les unes que les autres. Après une longue absence, je suis revenu avec mes parents à Tlemcen, que nous avions quittée un certain 2 août 1956. Mon émotion était douce de retrouver mon allée. Hélas ! tout y avait changé ! Vrai, je croyais m'être trompé de rue. Je ne retrouvais plus les mûriers. La lâche cognée de la horde inhumaine les avait tous saccagés. La rigole qui coulait le long de l'allée a disparu. Les vieilles connaissances, oh ! ces charmantes figures sont parties. Il n'y avait plus de fraîcheur, plus de chants d'oiseaux. Mais où sont ces belles mûres blanches et noires d'autrefois ? L'allée n'était plus qu'une bande de chemin empierré et brûlant. L'épicerie de ammi Mohamed Sari avait les mêmes bocaux sur les étagères, mais le tonnelet de picholines n'existait plus. Les rues et les ruelles me paraissaient désertes. Je passais devant la maison de Belkaid Aboubeker, seule sa mère nana Hiba y vivait. Je me dirigeai vers la vielle poutrelle de fer. Aussitôt, le vieux Baba, encore ingambe malgré son âge avancé, vint à ma rencontre, me fit de grandes salutations et me chanta ces deux vers d'un grand poète arabe : “Vaines furies ! Œuvre impie inutile ! Notre terre est vierge encore, et le grand semeur a bien des graines à semer." R. B. (*)Avocat à la cour d'Oran, agrée près le tribunal suprême, et historien. Nom Adresse email