Un mois durant, nous avons sillonné tout l'Irak, d'Oum Qasr, sur le Chatt Al-Arab, à Halabja, aux frontières iraniennes. Dans cette série de reportages, nous allons approcher trois blocs : le “triangle sunnite”, le bloc chiite et le bloc kurde, dans une tentative d'une meilleure compréhension de ce pays complexe, où l'anarchie et la confusion augmentent de jour en jour. Pour entamer notre tournée, virée à Samarra, Tikrit, Falloudja et Ramadi, villes où les affrontements font rage entre la guérilla irakienne et les forces d'occupation. La vie y est otage d'un cycle de violences sans fin. Samarra. 125 kilomètres au nord de Bagdad. Deuxième ville de la province de Salah-Eddine après Tikrit. 150 000 habitants, des sunnites pour la plupart. Samarra, contraction de “surra man raâha”, “heureux qui l'a vue”. D'ailleurs, c'est sous cette appellation qu'une stèle nous y souhaite la bienvenue. Avec Tikrit (qui est à 45 km plus au nord), Samarra est l'un des trois pôles du fameux “triangle sunnite” (les deux autres étant Bagdad et Falloudja-Ramadi). Les historiens connaissent surtout de Samarra la cité qui, au IXe siècle, fut érigée par le calife Al-Moatissm Billah, capitale de l'empire abbasside, et le demeura cinquante ans durant. Les origines de la ville remonteraient au VIe siècle avant notre ère, comme en témoignent les 57 kilomètres carrés de ruines jalousement entourés d'une clôture, et dont certaines remontent à l'époque chalcolithique. Quelques vestiges célèbres : la splendide mosquée Al-Malouiya, ainsi dénommée en raison de la structure en spirale de son minaret. Une merveille en soi. Ou encore Qasr Al-Achiq, le “Palais de l'amoureux”, somptueux chef-d'œuvre de l'architecture arabe construit par le calife Abol Abbas Ahmed Ibn Al-Moutawakil en l'an 261 de l'Hégire, à la gloire d'une femme dont il était épris. Sans compter le sanctuaire à la coupole en or, abritant les reliques des trois derniers imams du chiisme duodécimain, à savoir l'imam Ali Al-Hadi, l'imam Hassan Al-Askari, et puis l'ineffable Mohamed Ibn Hassan plus connu sous le nom d'Al-Mahdi, l'imam disparu, oui, le fameux Al-Mahdi Al-Mountadhar, qui, enfant, s'est volatilisé dans un tunnel, et dont la légende raconte qu'il va réapparaître à la fin des temps. Détention abusive C'est en compagnie d'un Baghdadi originaire de la ville que nous sommes allés à Samarra. Madhar Abo Hassan – c'est son nom —, 30 ans, était camionneur avant de se convertir en chauffeur de taxi. Ce jeune nous aura étonné par l'étendue de sa culture générale. “Je passe des heures dans les chaînes d'essence. J'y retrouve souvent mes amis. Nous ramenons de quoi casser la croûte et nous parlons politique sans discontinuer”, dit-il. Madhar est un sympathisant déclaré de la résistance. Il a été arrêté le 21e jour du mois de ramadan, vers la mi-novembre, et retenu pendant trois jours dans un centre de détention près de Bagdad. “Ils m'ont embarqué sur de simples présomptions, parce que je fréquentais un entraîneur. Du temps de l'ancien régime, mon ami se rendait chez Oudaï car le fils de Saddam Hussein était le président du Comité olympique, et tous les entraîneurs, de quelque discipline qu'ils soient, avaient affaire à lui. Un mouchard qui travaille pour le compte des Américains leur a dit que j'avais, par le passé, des relations avec Oudaï. Ils ont fini par me relâcher”, raconte notre accompagnateur. Madhar nous a fait part d'un souvenir de détention qui l'a particulièrement marqué : “Nous étions gardés dans un hangar désaffecté qui appartenait à la société Scania. À un moment donné, les moudjahidine ont commencé à lancer des roquettes sur le centre. Les soldats américains se sont mis à pleurer comme des femmelettes, et l'un d'eux s'est même caché dans les toilettes en sanglotant de frayeur.” Madhar soutient la résistance corps et âme, et c'est donc en “militant” plutôt qu'en chauffeur de taxi qu'il nous conduit à Samarra. “Vous savez, explique-t-il, la société irakienne est fondamentalement rurale. Nous avons tous des liens tribaux très solides. C'est ce qui nous a sauvés durant la guerre. Moi, j'ai rapatrié tous les miens à la campagne, loin de Bagdad. Et maintenant que les choses vont mal à Samarra, les membres de notre tribu se dispersent dans tous le pays, et sont pris en charge par leurs cousins pour fuir les exactions de l'armée américaine.” Samarra fait beaucoup parler d'elle depuis le début des hostilités coalition-résistance. L'opération la plus médiatique qui y a été menée est sans doute celle du 30 novembre 2003, peu après l'Aïd el-Fitr, quand des combattants en uniforme noir, et arborant le keffieh des “fidayis de Saddam”, s'en sont pris à deux convois de la coalition qui étaient chargés de coffres contenant la nouvelle monnaie irakienne. On avait parlé alors de 54 Irakiens tués dans cette attaque : 46 assaillants et 8 civils. Le hic, c'est que, et comme le reconnaît l'adjoint du commandant en chef des opérations militaires en Irak, le général Mark Kimmitt, aucun corps desdits assaillants n'a été retrouvé sur les lieux de l'embuscade. C'est ce que nous ont confirmé les habitants sur place. “Tout ce que j'ai vu, ce sont onze corps de civils innocents”, témoigne un jeune de la ville. Les séquelles de cette opération sont bien visibles : murs détruits, impacts de balles, façades noircies par les tirs d'obus et autres explosions en tout genre. De fait, Samarra a été pendant longtemps le théâtre d'affrontements féroces au sein même de la ville. Jusqu'au jour où les chefs religieux ont décrété que les combattants ne devaient plus mener d'opérations “intra-muros”. Une série d'embuscades visant les convois de la coalition se sont multipliés un peu partout alentour. Nous avons ainsi pu voir à la sortie de Samarra une locomotive et plusieurs wagons renversés, après avoir été déraillés par des tirs à l'explosif, à l'arme automatique et au lance-grenades. “Il y a eu plusieurs attaques de ce type contre les trains de ravitaillement”, dit un habitant de la région. Dix jours de siège Ibrahim Samarraï, 52 ans, un homme corpulent et jovial, en keffieh rouge, avec une barbe poivre et sel, vêtu d'une jallabiyeh de campagne, et qui est dans le commerce de matériel agricole, a vécu l'enfer lui et les siens durant la “bataille” de Samarra. Ibrahim Samarraï est l'un des oncles de Madhar. Il a eu l'amabilité de nous inviter chez lui, dans sa grande maison de style arabe, avec tapis, coussins, un “solane” au milieu de la grande pièce (sorte de chauffage traditionnel), et puis, un bon déjeuner typiquement rustique : fromage, olives, viande, œufs durs et galette fine, le tout dans une ambiance bon enfant. “Nous avons eu de la chance : les Américains n'ont pas fermé les accès”, lance Madhar à son oncle. Ibrahim révèle : “Le siège de Samarra a été levé seulement hier, après dix jours d'"embargo.” En effet, entre le 13 et le 24 décembre, soit depuis la capture de Saddam, personne n'entrait, personne ne sortait, pour resserrer l'étau sur les commandos de la guérilla activant dans la région, notamment les affiliés de Saddam. La ville était hermétiquement fermée. Un couvre-feu a été instauré à partir de 21h. Madhar croit savoir que les Américains n'ont levé le siège qu'à l'occasion de la fête de Noël, pour faire amende honorable. Au barrage principal, ce sont les forces locales de défense civile qui filtrent les automobilistes. Sur un panneau, cette annonce : “Nous avons besoin de volontaires.” Certains de ces miliciens sont encagoulés. Madhar commente : “Ils sont indésirables. Ce sont des suppôts des Américains.” Sept d'entre eux ont été tués pour “collaboration” avec l'ennemi, nous dit-on. Vêtus chacun d'un uniforme à sa convenance, ils sont difficilement identifiables, caractéristique qu'ils partagent, faut-il le souligner, avec toutes les milices qui pullulent en Irak en l'absence d'une armée régulière. Saddam JR, l'enfant miraculé Ibrahim a une nombreuse progéniture : 12 enfants. L'un des tout petits a 5 ans. Il a un prénom tout particulier : Saddam. Son père est presque gêné que son fils porte un prénom aujourd'hui si décrié. “Il a été choisi au pif, après un tirage au sort”, se justifie-t-il. Le petit Saddam est un très charmant garçon, et très doué surtout. C'est un véritable miraculé. Il y a deux ans, alors qu'il jouait avec son frère Abdellatif avec une kalachnikov qui était dans la maison, un accident balistique a failli lui coûter la vie. Deux balles sont sorties par inadvertance de l'arme fatale : l'une d'elles lui a traversé la joue en lui fracassant le maxillaire inférieur gauche, et l'autre lui a transpercé l'épaule gauche. Aujourd'hui, Saddam Jr se porte presque comme un charme. Il peut utiliser son bras. Mais toute la dentition de son maxillaire gauche est inexistante. Il lui faudra une prothèse. Son père dira : “Vous savez, dans la campagne irakienne, il n'existe pas de maison qui soit dépourvue de fusil. C'est une tradition arabe : tout le monde est armé. Mes enfants savent tous se servir d'un klach, du plus petit au plus grand. Il faut bien apprendre à se défendre, surtout par les temps qui courent.” En dépit de cet incident fâcheux, le petit Saddam garde le sourire. Se vautrant dans la jellaba de son grand frère M'hamed, il n'arrête pas de jacasser en marmonnant des choses. Son grand frère traduit : “Il dit : je mettrai le chargeur dans le klach et tirerai sur les Américains ! Je viserai celui qui est dressé sur le char.” Un peu plus tard, il se met à scander : “Allaho Akbar indarabat idabbaba” (Allah Akbar le char est frappé). Ibrahim se plaint de ce que le business soit au point mort à cause des Américains : “Depuis qu'ils sont là, le trafic a baissé. Le commerce marche avec la circulation. Moi je vends du matériel agricole. Je travaille avec les paysans, et ceux-ci viennent de toutes les localités environnantes. Si vous leur interdisez l'accès à la ville, le travail ne marche plus. Sous Saddam, nous n'avions rien, mais nous avions au moins la paix. Qu'ils prennent tout et qu'ils nous laissent en paix !” M. B. (À suivre...)