La faculté de droit de l'université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou a organisé, durant la première quinzaine du mois de juin, un colloque consacré aux violences conjugales faites aux femmes. Un moment très particulier qui a interpellé les consciences des participants et permis un débat passionné mais riche d'enseignement. Un événement qui aurait pu (et dû) avoir un écho plus important... Les violences faites aux femmes, une forme de violence sociale qui prend sa source du fond des âges et qui en fait les victimes expiatoires. Une situation qu'elles subissent, encore aujourd'hui, parce qu'elles constituent le maillon faible d'une société dont le fonctionnement et les mécanismes régulateurs restent dominés par des archaïsmes traditionnels et religieux validés par l'ordre institutionnel. Une souffrance profonde qui vient, non seulement, des brutalités conjugales dont les femmes sont l'objet mais surtout de l'ordre social qui en fait un bouc-émissaire permanent. Une souffrance historique qui exige silence et résignation parce qu'elle trouve sa justification dans l'aube de l'humanité. "C'est ton frère que Dieu te le garde". Qui ne connaît pas cette phrase ? La réponse de la mère de Fouroulou (Le fils du pauvre, Mouloud Feraoun) à la sœur de ce dernier, quand elle avait été se plaindre de son frère cadet qui venait de la battre. Une expression lourde de sens et chargée — ce que voulait montrer l'écrivain — du pesant fardeau de l'implacable violence symbolique, un concept cher à Pierre Bourdieu, qui caractérise notre société. L'apprentissage de l'homme en devenir à la domination de la femme et l'éducation de la petite fille à sa soumission future au mâle. Une violence insidieuse, sournoise, aux répercussions ravageuses sur le moral des sujets de sexe féminin, parce qu'admise et acceptée par tous et, il faut le souligner, transmise de génération en génération par la femme elle-même. Les désordres psychiques et somatiques engendrés par cette forme de violence sociale sont nombreux. Ils hypothèquent durablement le destin personnel de celles qui en sont victimes et grèvent lourdement l'avenir familial, en particulier celui du couple qui est, dans ces cas, toujours perturbé. L'agressivité — qui domine alors les relations entre les individus — alimente un cercle vicieux qui perpétue la violence. Des situations qui constituent un motif fréquent de consultation chez le psychiatre. Toutefois, devant le praticien, les femmes n'évoquent pas nécessairement les sévices domestiques, physiques ou psychologiques, qui émaillent leur vie familiale ou de couple. La pudeur, la honte, la culpabilité et souvent la peur, les contraignent au silence. Parce qu'elles doivent assumer plusieurs rôles sociaux, les femmes qui travaillent souffrent davantage. Travailler constitue pour elles un challenge qui les rend d'autant plus vulnérables. Elles sont dans le désir de remplir à la fois l'exercice de plus en plus complexe d'un rôle à l'extérieur et de répondre avec constance et efficacité à celui qui leur est imposé par la condition de mère et d'épouse, une fonction dans laquelle la société a tendance à, exclusivement, les emmurer. Cette double exigence n'est pas sans heurts et la survenue de tracas, voire de véritables conflits conjugaux est une réalité concrète. Les hommes ne sont pas toujours favorables au travail à l'extérieur de leurs épouses. Une source de problèmes, notamment quand le mari est jaloux et qu'il ne veut pas que sa femme partage l'espace professionnel et social avec des collègues de sexe masculin. Des agressions physiques et des sévices psychologiques à l'encontre de ces femmes surviennent avec, quelquefois, au bout du compte le divorce. "Je veux un certificat de bonne santé mentale." Une demande qui m'a été faite par une femme venue à ma consultation. Un document exigé par son avocat pour son dossier de divorce. "Mon mari a dit que j'étais folle." Une démarche courante qui tire sa légitimité de la culpabilité "d'office" pour une supposée faute commise par l'épouse. Ici, la folie constitue la faute (?). Pour autant, il appartient au mari d'apporter la preuve de la folie de sa femme. S'il affirme que celle-ci est malade, c'est en effet à lui qu'il revient d'en fournir les arguments. Un raisonnement qui a surpris l'avocat demandeur du document. "Vous avez raison docteur, m'a-t-il dit au téléphone. Nous allons défendre cette idée". Mais dans l'esprit de cet homme de loi, il revient à sa cliente — et c'est dans l'ordre des choses — de prouver devant le juge qu'elle est en bonne santé mentale, autrement dit qu'elle n'a rien à se reprocher, qu'elle n'est pas coupable. Dans notre pays, les femmes doivent assumer le poids des traditions et de la religion qui veulent les confiner dans le strict rôle d'épouse et de mère. Elles doivent également subir — pour celles qui travaillent — la pression croissante de la crise économique et du chômage qui les désigne, plus que les sujets de sexe masculin, comme les premières victimes du délabrement de la situation socioéconomique. De plus, au travail, les femmes actives sont, dans bien des cas, enfermées dans le carcan infamant de femme-objet avec toutes les dérives qui y sont inhérentes. Le harcèlement moral et sexuel, dont elles sont régulièrement les cibles, de la part des collègues ou des responsables hiérarchiques, empoisonne leur quotidien. Parce que, non seulement les femmes subissent les assauts des hommes qu'elles côtoient tous les jours mais elles doivent aussi taire ces humiliations, car la sexualité est un sujet tabou qu'il n'est pas "de bonnes mœurs" d'évoquer. Dénoncer une agression de ce type est, aux yeux de la société, suspect. À moins de risquer de conforter les conjoints dans leur volonté de les enfermer dans les domiciles, il ne leur reste plus qu'à taire leurs ennuis au travail, à accepter les humiliations et à endurer en silence. Une double violence, un traumatisme psychique qui les rend d'autant plus vulnérables à l'effondrement psychologique et à l'apparition de désordres mentaux tels que l'anxiété et la dépression. Des complications de santé qui ne manqueront pas de s'additionner aux problèmes déjà existants dans la vie conjugale et familiale. En tout cas, une situation qui témoigne de la détresse consécutive à l'incapacité à assumer ce statut complexe de femme moderne, active et au foyer ; une situation qui dévoile, par ailleurs, l'abdication de leur volonté et le possible renoncement au désir de s'accomplir dans le domaine du travail. "Si ton mari ne t'avait pas laissée travailler, cela ne te serait pas arrivé". C'est ce qu'a asséné un officier de police à une femme venue déposer une plainte pour avoir été abusée sexuellement dans son lieu de travail. Des propos qui n'engagent sans doute pas l'institution à laquelle appartient leur auteur mais qui viennent, s'il le faut, rappeler l'enracinement dans les esprits des archaïsmes sociaux. Des propos qui ordonnent à la femme de rester dans son foyer et renouvellent la prescription de l'obligation au silence, quand celle-ci (la femme) vient à enfreindre ce commandement. Victime, elle devient coupable dès lors qu'elle est déterminée à dénoncer l'agression sexuelle. Elle aurait dû se taire, une injonction tacite ; d'autant que dans son environnement familial, il a été subtilement reproché à cette dame de ne pas s'être défendue, de ne pas avoir crié, en somme de s'être laissée faire. L'agression sexuelle est encore plus traumatisante quand elle est commise par le conjoint ou encore par le père ou le frère s'il s'agit de comportements incestueux. Des cas de figure qui sont relativement fréquents et qui témoignent de graves dysfonctionnements dans la famille ou dans le couple. Des conduites particulières, profanatrices, qui posent le problème de la perversion des mœurs familiales quand il s'agit de l'inceste et qui interrogent sur la limite qui peut exister entre la violence sexuelle infligée dans le couple et la relation conjugale normale. Une frontière, concernant cette dernière, d'autant plus ténue qu'il est difficile de faire la part des choses entre la virilité d'un conjoint dominant et la brutalité de l'homme qui veut soumettre et humilier la femme "avec la bénédiction" de la légitimité conjugale. Dans l'un comme dans l'autre cas, voilà des actes impossibles à dénoncer par les victimes sans risquer d'apparaître comme des personnes provocatrices qui veulent attirer la réprobation et jeter l'opprobre sur les familles. Quant au mari, dans notre société, il a tous les droits sur son épouse. Au-delà de l'hypothèque exercée par le viol sur l'équilibre psychologique et sur la vie sexuelle future de la victime, l'avenir social et le destin de cette dernière sont toujours compromis. "Le mur du silence" — une espèce d'omerta organisée autour de l'événement et qui fait l'impasse sur le traumatisme subi — est l'autre agression qui va amener la femme outragée à se culpabiliser davantage et à vivre à huis clos son déshonneur. Si les violences faites aux femmes sont fréquentes dans notre pays, c'est parce que les archaïsmes, qui caractérisent la société, et les institutions de la République l'autorisent ; en maintenant celles-ci (les femmes) de façon "convenue" sous la dépendance et la domination des hommes qui succombent, de ce fait, plus facilement à la tentation du passage à l'acte agressif. La Constitution algérienne, par son article 29, consacre l'égalité des deux sexes et ouvre, en principe, aux personnes de sexe féminin, article 31, toutes les portes nécessaires à leur épanouissement dans la vie sociale, économique et politique. Le code de la famille par ses articles 11 et 12 contrarie pourtant ces objectifs et fait des femmes des personnes qui doivent être sous la tutelle du père ou d'un membre de la famille, en particulier quand elles doivent se marier. Situation inédite. Dans les faits, la femme algérienne peut être députée et légiférer, être juge et rendre la justice, être avocate et veiller à la bonne application de la loi, être ministre et avoir des subordonnés masculins auxquels elles commandent... tout cela en étant une mineure à vie. Une situation improbable, une permanente injonction paradoxale qui met mal à l'aise et qui accroit la souffrance et le désespoir de nos concitoyennes. Aujourd'hui, les femmes, notamment celles qui travaillent, semblent ne plus vouloir accepter les humiliations inhérentes à leur statut. Des voix, de plus en plus nombreuses, s'élèvent pour dénoncer les discriminations qui les frappent. Elles ne veulent plus se résigner à subir les violences qui leur sont infligées dans leur milieu familial, dans celui du travail ou encore dans l'espace social. Ne plus se taire et ne plus endurer de façon passive et coupable des agissements qui mettent en danger leur santé et contrarie leur indispensable besoin d'assumer un rôle social. Une démarche qui témoigne de leur volonté à briser le tabou. J'en veux pour preuve le récent procès qui a mis en cause des responsables de la Chaîne IV de la Télévision algérienne. La société algérienne ne trouvera pas son épanouissement et ne s'apaisera pas si elle continue à humilier les femmes en les forçant à la soumission éternelle à leur homologue masculin. Une honteuse discrimination et une violation flagrante des droits humains qu'aucune considération sociale ou religieuse ne peut justifier. L'Algérie a signé la déclaration de l'Assemblée générale de l'ONU du 20 décembre 1993 sur l'élimination des violences faites aux femmes. Une opportunité qui doit amener le changement dans les mentalités, afin de lever cet absurde hypothèque que fait peser cette discrimination sur le destin de la moitié de la population. La législation doit évoluer dans notre pays et autoriser la répression de toute forme de violence spécifiquement faite aux femmes. Ce que ne permet pas le code pénal algérien actuel. Cette évolution est nécessaire et est une exigence civilisationnelle. M. B. (*) Psychiatre, docteur en sciences biomédicales Nom Adresse email