Dans ce texte fulgurant, le besoin de partager prend le dessus sur le besoin de témoigner. Et quel bonheur pour le lecteur que nous sommes de suivre la remarquable trajectoire d'une grande dame algérienne, d'une "juste", qui a très tôt compris l'injustice du système colonial, et qui s'est engagée dès 1955 pour l'indépendance de l'Algérie. "Idéalement, nous sommes ce que nous pensons. Dans la réalité, nous sommes ce que nous accomplissons". Cet heureux aphorisme -parmi tant d'autres- appartient au malheureux pilote automobile, Ayrton Senna. Dans la réalité, il est difficile de croiser le chemin d'une personne qui porte en elle un idéal, et qui met tout en œuvre pour l'accomplir. Eveline Safir Lavalette est de celles-là. Une femme issue d'une famille vivant en Algérie depuis trois générations, qui a, dès son plus jeune âge, pris conscience de l'injustice du système colonial, et qui s'est engagée, en 1955, pour l'indépendance de l'Algérie. Dans son témoignage, Juste Algérienne. Comme une tissure (paru en juillet dernier aux éditions Barzakh), Eveline Safir Lavalette, qui a eu diverses activités au sein du FLN, raconte avec beaucoup de pudeur ses années de prison, son internement, sa réalité après l'indépendance de l'Algérie, la décennie noire, l'Algérie d'aujourd'hui, par le biais de textes écrits entre 1956 et 2013 (et qui n'ont été que très rarement repris). Mais la moudjahida ne se regarde pas écrire, elle ne s'embarrasse pas de commentaires ni d'explications, elle nous livre plutôt des fragments, des morceaux épars d'une trajectoire hors du commun, et nous laisse reconstituer le puzzle, réécrire le scénario d'une vie à laquelle on s'identifie pleinement. Lorsqu'Eveline évoque ses années de prison, et alors qu'on s'attend à ce qu'elle nous raconte les tortures, les tourments et le supplice des prisonnières, on est surpris de lire des histoires minuscules, des histoires du quotidien, de splendides fils d'humanité entre les prisonnières, que rien ne pourra jamais rompre. Lorsqu'elle évoque la décennie noire et la situation difficile qu'elle vit -un déracinement puisque contrainte de quitter sa maison-, elle met l'accent sur la dimension humaine à travers le remarquable courage des citoyens et la solidarité. La dimension humaine atteint son apogée. Car Eveline Safir Lavalette célèbre la vie, c'est ce qui l'intéresse en réalité. Au fil des pages se dessine le portrait d'une femme qui a aimé la liberté au point d'accepter de donner ce qu'elle a de plus cher, sa vie, pour cet idéal. Cependant, c'est entre les lignes, dans les non-dits qu'on arrive à déceler le sens profond et intime des textes, incroyablement bien écrits d'Eveline Safir Lavalette, qui se livre et s'ouvre à ses lecteurs pour partager son histoire et transmettre son témoignage. Ses silences sont saisissants. Ce qu'elle ne dit pas est plus fort, troublant, bouleversant. La préfacière Ghania Mouffok note que "ce livre vient d'un long silence." On pourrait compléter cette phrase en soutenant que c'est un genre de silence qu'on n'a aucunement envie de troubler, de perturber. Il y a une force incroyable et désarmante, une inspiration, qui se dégage de Juste Algérienne... Mais Eveline utilise le pronom "Elle" -qu'elle alterne parfois avec le "Je"-, un jeu de rôle qui donne le sentiment qu'Eveline parle à la fois d'une autre personne, d'une douloureuse expérience, qui est une part intime d'elle-même, et en même temps une autre vie qu'elle aurait vécue. Eveline est "elle" et toutes les "elles" à la fois. Et elle nous offre un texte remarquable d'intensité et de maîtrise littéraire. Un texte qui exprime à merveille la constance d'une femme, son sens aiguisé de la justice, et son incroyable sensibilité. Sara Kharfi Juste algérienne. Comme une tissure, d'Eveline Safir Lavalette. Témoignage. 208 pages, éditions Barzakh. 700 DA.?? Nom Adresse email