Cet artiste qui se consacre actuellement à la recherche, à l'écriture et à la composition, et qui aide (et oriente) également de jeunes talents explique, dans cet entretien, son intérêt pour le parathéâtre, et revient sur les difficultés de préservation et de conservation du patrimoine immatériel chaoui, et notamment celui de la chanson. Liberté : Vous avez pris part au Festival de la chanson chaouie de Khenchela (du 1er au 6 novembre), dans le cadre du cycle de conférences, avec une communication portant sur la musique et le chant berbères dans la région de Ouargla... Salim Souhali : Une chose est sûre, nous devons sortir et faire sortir la culture du ghetto, en parlant de la chanson chaouie ou de la culture amazighe d'une manière générale. Celle-ci n'a pas une limite géographique, elle ne se limite pas et ne doit pas se limiter aux Aurès ou à la Kabylie. Si on agit ainsi, et c'est ce qui se passe hélas, on élimine des régions et pas des moindres, Ouargla par exemple. En parlant du chant et de la chanson, cette région recèle un patrimoine des plus riches, en plus d'être un modèle cosmopolite depuis des siècles. Des pratiques (cultures) africaines, berbères, musulmanes se côtoient sans jamais s'affronter, un modèle de voisinage qui a su préserver un peu notre dimension africaine. Si on parle de chant (et de chanson) de cette région, il est d'une richesse inouïe, par le rythme, la mélodie, le tempo. Un festival est souvent porteur d'espoirs et de perspectives. Est-ce qu'on peut espérer à l'avenir des jours heureux pour la chanson chaouie ? Ce genre de rencontres peut, en effet, être une occasion et un moment de réflexion avec un volet savoir/science/recherche. Personnellement, je suis resté sur ma faim, j'aurais aimé voir une présence massive des étudiants de l'université de Khenchela. Ce pont entre institutions culturelles et université n'existe hélas pas. Or ce sont eux (la famille universitaire), nos interlocuteurs, nos vis-à-vis, c'est-à-dire à qui on peut parler. Et sans se leurrer ou se mentir, quand on s'adresse à une salle vide, on risque de prêcher dans le désert. Bien sûr, il y a le volet soirée, l'aspect festif –c'est tout à fait normal– qui a son public –la frange la plus importante– mais je pense qu'un travail de sensibilisation, peut-être même une simple communication de base, peut servir à orienter les étudiants, et il y en a, j'en suis sûr, qui sont intéressés. Justement l'avenir ou les jours meilleurs pour la chanson chaouie ne se font plus comme à mon époque dans la clandestinité. Il est temps de faire un travail académique, de recherche, de valorisation, de classification. Si ce travail se fait, on peut alors espérer pouvoir passer le témoin à une génération qui peut redonner souffle à la chanson chaouie, qui n'est pas dans ses meilleurs jours. On parle souvent de protection et de préservation du patrimoine immatériel, mais ces mots sont en réalité et concrètement problématiques, puisque la question est : comment préserver cette musique aujourd'hui, dans un monde qui a changé et dans un cadre qui s'est transformé ? Très bonne question. Si le danger de la globalisation ou la mondialisation (en réalité américanisation) est réel et frappe à nos portes, ce n'est pas la politique de l'autruche qui va nous sauver ou nous protéger, sachant que nous ne sommes pas l'unique cible ou victime. Il est urgent et impératif que des institutions de l'Etat se mettent au travail, c'est-à-dire prennent en charge ce patrimoine immatériel à travers le pays. Concernant les Aurès, je sais que c'est un musée à ciel ouvert, et on n'a pas fait grand-chose, si ce n'est des individualités, des francs-tireurs, qui, par conscience, souci, jalousie font un travail de soldat pour préserver ce patrimoine. Si nous parlons chanson ou musique chaouie, il est invraisemblable que dans aucun institut de formation musicale de la région des Aurès, il n'y ait ni atelier, ni classe, ni enseignant de musique chaouie. Oui à l'ouverture sur le monde mais en restant soi. Ce qui est dramatique, c'est que cette hémorragie ou saignée ne concerne pas uniquement les Aurès, des collègues et amis dans le domaine de la recherche vous dresseront le même triste bilan à Tiaret, Béchar, Constantine. En résumé, ce ne sont pas les déclarations de bonnes intentions ou de salon qui vont résoudre le problème, car le souci est sur terrain, or le salon est loin du terrain. Ne soyez pas étonné ou surpris si demain, un chanteur de renommée mondiale s'approprie une mélodie ou même un texte pour dire qu'il est américain ou autre. L'institution chargée de cet aspect, à savoir l'Office national des droits d'auteur et des droits voisins (Onda) fonctionne contrairement à ses prérogatives et instructions. Des imitateurs, qui n'ont jamais produit un seul texte, sont payés pour imiter les auteurs créateurs, c'est à n'y rien comprendre ! Vous êtes considéré comme un pionnier, avec d'autres noms (Markunda, les Berbères, Nouri Nezzar, Mihoub, etc.), mais que reste-t-il aujourd'hui du boom d'autrefois ? Honnêtement, il ne reste pas grand-chose, et je le dis avec douleur. À l'époque, on ne chantait pas pour passer le temps, il faut dire cependant que le contexte était différent, mais ce n'est pas un raison pour tomber dans le médiocre, l'imitation, le plagiat. De nos jours, la boÎte à rythme fait merveille, certains prétendus chanteurs, en réalité imitateurs ont un répertoire volé, composé d'au moins 70 chansons. Les victimes sont aussi bien des chanteurs qui nous ont quittés, comme Zoulikha, Mohamed Lourassi ou encore, la victime préférée, le chantre de la chanson chaoui, Aïssa El Jarmouni. Mais pour beaucoup de cas, les auteurs sont vivants, impuissants et ne touchent pas leurs droits. Markunda, Dihya, et moi-même d'ailleurs, nous sommes repris malgré nous, mais à qui se plaindre ? Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer quand j'entends parler certains de ces pilleurs, en justifiant le plagiat par le fait que le répertoire est dans le domaine public. Je ne sais pas d'où ils sortent cette ineptie. Fort heureusement, il y a de rares exceptions, à l'exemple du prometteur Hishem Boumaraf, pur produit de l'institut de musique où il enseigne. Ça rassure ! Qu'est ce que la chanson chaouie ? Il faut dire que nous avons grandi, appris, côtoyé d'autres références, sans tomber dans le jugement (bon ou mauvais). Nous écoutions Jil Jilala, nous assistions aux conférences de Kateb Yacine, nous lisions Tahar Djaout, et même Che Guevara. La chanson chaouie, comme en Kabylie, était en quelque sorte le cheval de bataille pour la revendication identitaire, mais pas seulement. Il y a une trentaine d'années déjà, on chantait le tombeau Imedghassen (mon texte), les mythologies berbères, dans les chansons de Nouari, Massinissa et autres. Ce n'est plus le cas pour moult raisons, la plus frappante, c'est cette volonté pas innocente de vouloir mettre tout le monde dans le même sac. Comme partout dans le monde, il faut un répertoire, une classification. Un auteur-interprète n'est pas un chanteur qui n'a peut-être jamais produit un texte. Dans la chanson chaouie, beaucoup ne chantent pas en chaoui mais sont dits chanteurs chaouis. Je considère que c'est de l'usurpation d'identité. Je ne verse pas dans l'exclusion, mais il faut mettre de l'ordre, car c'est comme si vous disiez que Khaled un chanteur hawzi. Ça ne passe pas, et pour le chaoui non plus. À cela s'ajoute le mauvais goût entretenu, l'immédiateté, le produit facile. Je me demande s'il y a une commission au sein de l'Onda pour établir si ce chant est chaoui ou s'il ne l'est pas. Mieux encore, est-ce qu'il existe parmi ses membres un "chaouiphone" ? J'en doute. Vos centres d'intérêts se tournent actuellement vers le parathéâtre... Voila un legs, un patrimoine immatériel que le monde entier peut nous envier, mais qui ne bénéficie ni de recherche, ni de protection, ni de valorisation. Quand je vois des Egyptiens ou des Iraniens parler de leurs civilisation et dire avec fierté qu'elle a plus de 4 000 ou 5 000 ans, je me demande ce qui nous arrive, nous qui avons une civilisation qui peut être plus ancienne, mais nous continuons à parler de l'Algérie comme étant une jeune nation. C'est aberrant ! Le parathéâtre berbère, qui vient directement de sa mythologie, est pluridisciplinaire. En dépit des distances qui séparent la région Tiznit du Maroc, et la région de Béni Snouss à Tlemcen, et les 1000 kilomètres entre cette petite agglomération et Tkout dans les Aurès, il y a des pratiques communes qui remontent à la nuit des temps. Si cette manifestation prend des noms différents : Ayred dans la région de Tlemcen, ou Chaïb Achoura dans la région des Aurès (Tkout), au fond, elle est la même, une mythologie amazighe qui existe dans le pourtour méditerranéen (Libye, Egypte, Maroc, Tunisie, et même les Iles Canaries). D'ailleurs, il y a une semaine, j'ai reçu des photographies de la manifestation aux Iles Canaries, un carnaval au sens culturel du terme, durant lequel les protagonistes portent des masques qui rappellent l'Afrique, et durant lequel se déroule un rituel de sacrifice. En réalité, tout cela a le but de regrouper la communauté, de cimenter les liens et d'obéir à une autorité. Un bel exemple de culture spontanée, non officielle, que fort heureusement, des citoyens et peut-être sans le vouloir, ont préservé des siècles durant. Je souhaite que ce genre de rendez-vous bénéficie d'une prise en charge, d'une aide, mais sans folklore ni récupération. Bio express Né en 1956 à Rhaouet (Hidoussa) dans la wilaya de Batna, Salim Souhali est un descendant de la grande tribu des Belkadhi. Peintre, caricaturiste, auteur et interprète, son premier album avec le groupe Thaziri (clair de lune) s'intitulait Afroukh, gougue a memi gougue, un titre qui est également l'intitulé d'une chanson reprise aussi bien au Maroc qu'en Libye. Salim Souhali se consacre actuellement à la recherche musicale (les origines de la musique amazighe), mais également à l'écriture pour le cinéma et pour le théâtre (scénario et musique). Il a composé la musique du dernier spectacle du Ballet national algérien. R H Nom Adresse email