Pour nombre d'observateurs, jamais une élection en Algérie n'a été autant porteuse de dangers. Doit-on renoncer à considérer ce pays comme un Etat respectable et le réduire à un groupe de clans et d'intérêts maffieux ? Une question qui ronge aujourd'hui de nombreux Algériens de toute condition. "Aujourd'hui, je viens m'acquitter avec vous d'un devoir de vérité. C'est une obligation civique minimale de tous, quand bien même je suis de facto interdit de toute activité publique." Invité hier au Forum de Liberté, l'ancien chef du gouvernement, Sid-Ahmed Ghozali (SAG) a voulu saisir cette occasion pour prendre à témoin l'opinion : "On joue depuis des mois, voire des années, de la santé d'un homme, pour se jouer de tout un peuple, sans craindre de donner au monde l'Algérie en spectacle, pour s'apprêter à une nouvelle présidentielle préfabriquée. En ces moments peu glorieux pour notre pays, je veux prendre date : j'alerte l'opinion et mets solennellement en garde le pouvoir : à force de refuser le changement dans l'ordre, nous aurons le changement dans le désordre, c'est-à-dire le pire des changements." Qui détient le pouvoir en Algérie ? Bouteflika ou Toufik ? a-t-il été interrogé dès la fin de la lecture de sa déclaration préliminaire : "Je ne veux pas entrer dans cette logique. Je me contente de dire qu'il y a bien un pouvoir. Depuis l'Indépendance, il y a eu globalement deux régimes politiques, celui de Boumediene et l'actuel. Le régime de Boumediene était officiellement autoritaire. Il a destitué un chef de l'Etat, gelé la Constitution et proclamé un pouvoir révolutionnaire. Boumediene était un dictateur transparent. Jamais il n'avait promis la démocratie. S'il était haï par les Algériens, il était non moins respecté. Boumediene était un monsieur qui s'occupait de leurs affaires et c'est cela la légitimité. Depuis, on s'est gardé de lui trouver un successeur et on a opté pour un régime opaque au terme duquel ceux qui détiennent le pouvoir, on ne les voit pas. L'essentiel c'est la devanture. D'une légitimité révolutionnaire, on est passé à une légitimité militaire, voire sécuritaire." Il y a DRS et DRS Est-ce l'Armée qui fait les présidents en Algérie ? Une question qui a tout l'air d'être un lieu commun : "Vous savez, les définitions lapidaires sont souvent trompeuses. Il y a Armée et Armée. Il y a DRS et DRS. Il y a au sein du DRS des milliers de gens qui ont donné leur vie. Ceux-là n'ont pas eu droit à la décision politique." D'après lui, le système s'est ramifié dans la société : "C'est un parti clandestin de 2 millions de militants qui a les moyens de la violence de l'Etat." Et c'est quoi ce système qui fait fi des aspirations populaires et des potentialités du pays ? SAG regrette seulement que le peuple ne fasse pas de différence entre pouvoirs publics et pouvoir politique : "Et pourtant, tous les agents du secteur public ne sont pas des agents du régime. Être fonctionnaire de l'Etat ne signifie pas que l'on appartient à un appareillage politique." Il déplore surtout le fait que le pouvoir ne reconnaît aucun rôle à la société qui, d'après lui, ne peut fonctionner qu'avec des ordres. Cette situation est, d'après lui, très préjudiciable à l'Algérie puisque le pouvoir n'a jamais songé à la participation de la société à l'essor du pays. Pour Ghozali, un pouvoir qui n'attend de la population qu'une obéissance aveugle ne pourra jamais être créatif : "L'art de gouverner n'est pas de dicter aux gens ce qu'ils doivent faire, mais d'agir de sorte que chaque citoyen pris individuellement ou collectivement puisse donner le meilleur de lui-même et créer des richesses. Et la richesse au sens large du terme." Pour Ghozali, la bonne gouvernance, c'est développer la création de richesses de toute la population. Et il en va ainsi dans tous les pays du monde : "C'est la nature, la géologie ou Dieu qui a créé le pétrole qui s'est accumulé dans notre sous-sol durant des millions de siècles qu'on est en train de bouffer depuis 50 ans. Ceci est un crime et un blasphème. En Norvège, pas un centime du budget de l'Etat n'est financé par la rente énergétique car il s'agit d'une dépense éphémère. En revanche, les recettes des hydrocarbures sont affectées à des projets structurants pour dégager une richesse pérenne." L'ancien P-DG de Sonatrach n'a pas manqué de rappeler qu'au début des années 2000, il avait averti solennellement les députés et les sénateurs que la loi sur les hydrocarbures avait été ramenée "dans la valise de quelqu'un qui était en service commandé". Ah, si Boumediene savait ! Invité à confirmer ou à infirmer les affirmations de Belaïd Abdesselam, ancien ministre de l'Energie, dans son livre paru en 1998 selon lesquelles l'ancien ministre des Affaires étrangères et actuel locataire d'El-Mouradia n'était pas au courant de la décision de nationalisation des hydrocarbures, SAG corrobore cet état de fait : "Ce qu'il a écrit est exact. Cet acte de développement imminent a été préparé de longue date. Une stratégie allant dans ce sens a été mise en place dès la création de la Sonatrach en 1963. À ma connaissance, trois personnes étaient seulement au courant. Bouteflika ne l'était pas !" S'agissant des déclarations du porte-parole du Quai d'Orsay au sujet des manifestations en Algérie considérées par un journaliste comme une ingérence étrangère, l'ancien ambassadeur d'Algérie en France a rappelé une phrase du défunt président Mohamed Boudiaf, quelques instants avant qu'il ne soit assassiné : "Charna mena ou khirna mena", (notre malheur et notre bonheur viennent de nous). "Ceci est à l'ordre du jour depuis des siècles. Quand on met la protection du pays sous tutelle étrangère, il ne faut pas s'étonner qu'on s'exprime sur nos affaires. C'est nous-mêmes qui leur avons permis de piétiner ainsi les usages diplomatiques." Il convient de souligner, à ce sujet, que le président Bouteflika est, de plus en plus, accusé par ses opposants d'être, à travers Saïd et consorts, une marionnette des lobbies de l'argent sale et des puissances étrangères. Ghozali n'esquivera pas la question en rappelant qu'à la veille des dernières législatives, l'ambassade des USA à Alger n'avait pas hésité à demander aux Algériens d'aller voter aux législatives, emboîtant le pas ainsi aux autorités. "Celui qui met la protection du pays entre les mains de son peuple n'aura jamais peur", croit fermement l'ancien chef du gouvernement. Théâtre d'ombres Invité à donner ses impressions sur le retour du duo Ouyahia-Belkhadem aux affaires, SAG parle de "pièce de théâtre" et de "casting" qu'il ne veut pas commenter : "Pendant que le pouvoir réel reste caché, le paysage politique est divisé en démocrates, en nationalistes, en islamistes et même en trotskystes. Dans cette distribution des rôles, l'idée n'est pas de savoir si telle actrice est belle ou pas, qu'elle joue bien ou non car on ne pourra jamais affirmer qu'untel est méchant et qu'un autre est gentil." Pour lui, c'est le système qui est mauvais, ce ne sont pas seulement les hommes : "Le système gère en lançant des rumeurs qui arrangent ses affaires. Par le biais de la désinformation, on a détruit le système de pensée des Algériens." D'après SAG, l'Algérie pâtit d'un système institutionnel "non-conforme" aux normes internationales : "On aura beau mettre des génies, ça ne marchera pas." Et quid de l'opposition en Algérie ? "Nous employons là un vocabulaire qui sied à un contexte qui n'est pas le notre. L'opposition fait partie de cette pièce de théâtre où l'on joue et l'on répète avec le devenir de la nation." Et d'interpeller l'assistance : "Qui vous dit que Bouteflika sera président ? Ce n'est pas qu'il soit le candidat agréé du système. Le pouvoir dirige en Algérie par des rumeurs et souvent des mensonges sur lesquelles on ne peut jamais fonder des analyses." Les lacunes de Barakat Le changement viendra-t-il alors de la rue ? Ghozali qui n'exclut pas cette possibilité estime, toutefois, que ce moyen ne sera pas le meilleur car cela pourrait ouvrir la voie à une intervention étrangère : "Moi, je suis un réformiste. Je préfère le changement qu'on organise soi-même et j'espère qu'on y arrivera. On ne veut surtout pas que le changement nous soit imposé de l'extérieur comme en Libye ou ailleurs." Interrogé précisément sur la mobilisation du mouvement Barakat (ça suffit), placée sous le signe du pacifisme et appelée à devenir massive, SAG se montre plutôt dubitatif : "Les actions de rue peuvent être suscitées par le pouvoir ou par des puissances étrangères. Nous avons l'exemple de Mohamed Mossaedgh, Premier ministre, renvoyé par la CIA. Et ce sont les officiels américains qui nous racontent dans le détail comment ils sont arrivés à leurs fins en créant notamment un climat d'insurrection générale." Ainsi, d'après lui, les revendications de Barakat ne sont pas les bonnes : "Ils tombent dans le piège du 4e mandat. Leur vison correspond à celle du pouvoir. Il faut élargir l'analyse. Bien sûr que je sympathise avec ce qu'ils font, mais je constate que pour le moment ce n'est pas un mouvement de masse. Je trouve criminel de les empêcher de manifester car c'est une violation de la loi." Vers la balkanisation de l'Algérie ? Autre question d'actualité : va-t-on vers une balkanisation de l'Algérie ? "L'affaire de Ghardaïa m'inquiète car cela risque de se généraliser dans tout le pays et notamment au Sud. Dans le Sud, il y a beaucoup d'intérêts étrangers." SAG reviendra sur la marche du 14 juin 2001 qui a vu déferler quelques 300 000 manifestants de Kabylie sur la capitale, le pouvoir avait envoyé, pour rappel, des casseurs pour présenter les marcheurs comme des ennemis du pays. "Après ces évènements, le chef de l'Etat est parti dans le Sud pour rencontrer des populations amazighophones, notamment à Tamanrasset et Ghardaïa, pour leur rappeler que l'identité berbère n'est pas l'apanage de la Kabylie. Et pourtant, la division de l'Algérie ne viendra jamais de la Kabylie, c'est un bastion du nationalisme. C'est le pouvoir qui est à la tête de ces divisions", a-t-il martelé. Il rappellera ensuite que c'est l'administration coloniale qui avait commencé avec cette histoire de "l'Algérie utile". "L'organisation des régions sahariennes a nécessité deux années de guerre supplémentaires pour que l'autodétermination touche enfin tout le territoire national." Ghozali ne manquera pas de rappeler, un brin nostalgique, une fois encore, la personnalité de Boumediene : "Pour donner un destin unique à la nation, il est nécessaire d'appliquer une politique de développement qui tienne compte de l'équilibre régional. Cela, Boumediene l'avait bien compris." Il rappellera, par ailleurs, que lors du règne de Boumediene, un comptable avait été exécuté pour avoir détourné un million de dinars seulement alors qu'aujourd'hui la justice italienne évoque un pot-de-vin de 280 millions d'euros pour une seule affaire. SAG ne comprend pas, ainsi, comment un haut responsable du régime, qui a été troisième personnage de l'Etat, innocente des mis en examen et dénonce la justice et les hauts responsables des services de sécurité du pays. Questionné en outre sur les déclarations d'Abdelmalek Sellal, actuellement en délicatesse avec l'opinion nationale pour avoir fait montre ces derniers jours d'une grande désinvolture et d'une rare provocation envers les Chaouis, Sid-Ahmed Ghozali considère cette sortie comme affligeante : "Je ne lui en veux même pas car c'est du n'importe quoi. Un homme raisonnable, un homme politique doit connaître le b.a.-ba et maîtriser sa langue et sa pensée. On ne désigne jamais une minorité du doigt." Pour l'ancien chef du gouvernement, il ne s'agit là que d'incompétence et d'un homme qui n'est pas à sa place et qui ne connaît même pas les principes fondamentaux du service public. Ainsi, on se demandait, hier, comment Amar Saâdani a-t-il pu devenir troisième personnage de l'Etat. Doit-on s'interroger aujourd'hui comment Abdelmalek Sellal a-t-il pu devenir Premier ministre ? M.-C. L. Nom Adresse email